Immortal Sergeant | La toxicité paternelle

par Anthony F.

Joe Kelly et Ken Niimura restent dans le cœur des amateur·ices de comics pour une œuvre : I Kill Giants. Fabuleux comics sur le deuil, celui-ci avait coupé le souffle de ses lecteur·ices tant pour l’ingéniosité de sa mise en scène, que l’intelligence avec laquelle ils parlaient de la douleur. Ce n’est donc pas une surprise que leur nouveau projet, Immortal Sergeant, était très attendu. Le comics est sorti en VF le 8 novembre aux éditions Hi Comics.

Cette chronique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

Un flic comme les autres

© 2023 Image Comics / Hi Comics

Immortal Sergeant nous conte les derniers jours de la vie de flic de Jim Sargent. Celui qui porte plutôt bien son nom a dédié sa vie à la police, et incarne tout ce qu’on attend habituellement d’une telle personne : il est raciste, homophobe, violent et ne supporte pas toute manifestation de « faiblesse » chez un homme. Alors à l’heure de prendre sa retraite et face au retour à une vie civile qui a évolué sans lui, il a bien du mal à accepter les choses. Mais ce qu’il ne dit pas à grand-monde, c’est aussi qu’il a un goût d’inachevé dans la bouche, la faute à une affaire de meurtre quelques décennies plus tôt où le coupable n’a jamais été jeté en prison. Une affaire qui le hante depuis lors, et qui a eu un impact direct sur sa vie : devenu insupportable dans le privé, sa femme l’a quitté, tandis que son fils peine à lui pardonner son comportement violent et humiliant face à lui, tout au long de son enfance. Jusqu’à ce que tout ce beau monde se réunit pour un week-end en famille, son fils et ses enfants faisant leur retour, son ex-femme étant présente également, afin de fêter son départ en retraite, occasion pour laquelle son commissariat a organisé une cérémonie en grande pompe. Et inévitablement, les choses tournent mal : la famille en a assez du comportement de ce vieil homme ingrat, au mieux rustre, au pire franchement désagréable. Son racisme ne se cache plus, pas plus que son homophobie, alors que son ex-conjointe a refait sa vie avec une femme. Un homme détestable, avec lequel s’embarque son fils dans une aventure inattendue : le responsable du meurtre qui hante le flic a refait une apparition.

Course-poursuite contre le passé, Immortal Sergeant tente de raconter à sa manière le deuil, celui d’une vie passée, et une relation père-fils aux épreuves de la toxicité d’un père. Jim Sargent est l’archétype même d’un homme du passé, refusant tout changement, humiliant son fils qui ressemble à un homme plus moderne, même si celui-ci n’a jamais eu le courage de confronter son père sur sa toxicité. La poursuite du meurtrier est l’occasion de tenter de renouer le dialogue entre les deux hommes, mais le conflit se heurte vite à l’antipathie qu’inspire son héros, rarement confronté à ses propres erreurs. Le récit, à la différence de la subtilité de I Kill Giants, manque à mon sens de remise en question, et peine à montrer cet homme, à la xénophobie profonde, comme autre chose qu’une victime. Ses actes sont rarement dénoncés et sa famille paraît même comme celle qui ne fait pas assez d’efforts pour le comprendre. Si le comics offre quelques moments assez émouvants où l’on finit par comprendre ce qui a rendu si aigri ce vieil homme, le récit ne montre chez lui aucune évolution, aucune envie de faire attention à ses proches ou de les écouter. Et c’est dommage, car cette antipathie, et la complaisance du récit avec le personnage, fait parfois oublier les superbes qualités narratives et de mise en scène que l’on connaît au duo formé par Joe Kelly et Ken Niimura.

Course-poursuite sans concession

© 2023 Image Comics / Hi Comics

La mise en scène est effectivement la plus grande force du comics qui, en neuf chapitres, montre un vrai sens du découpage qui permet aux cases de s’enchaîner avec un rythme succulent, plus encore lors des scènes sans dialogues où le vieux flic, sa vieille voiture à laquelle il voue un véritable culte, et son fils apeuré, se trouvent propulsés dans une enquête express qui les emmène loin dans les méandres de la criminalité. Mais surtout, la qualité de l’écriture fait que les dialogues font mouche à chaque fois. On y ressent les insécurités d’un fils mal-aimé, la violence d’un père qui n’a jamais su communiquer son amour à cause d’une masculinité exacerbée, mais aussi les difficultés d’une famille qui subit cette confrontation depuis des années sans savoir comment l’aborder. Immortal Sergeant a parfois les qualités d’une grande histoire d’introspection de la relation entre un père et son fils, et on le sent d’autant mieux lors des scènes les plus intimes où Jim sort enfin de cette incarnation du vieux flic raciste pour montrer qu’il est, lui aussi, vulnérable. Mais il lui manque, au comics, certainement une petite dose de compassion pour les victimes de cet homme.

C’est une occasion manquée, celle du grand retour d’un duo qui a su nous enchanter il y a quelques années, et qui là n’arrive pas à trouver l’équilibre de I Kill Giants. En abordant une nouvelle fois le deuil, mais cette fois-ci sous un angle complètement différent, Joe Kelly et Ken Niimura trouvent un protagoniste détestable, dont les torts sont si rarement remis en cause que les intentions du comics deviennent floues. Difficile de dire s’il faut compatir avec ce flic ou s’il faut le critiquer, Immortal Sergeant tentant de mettre en avant la complexité des situations familiales pour dire que rien n’est tout blanc ou tout noir. Mais à trop vouloir chercher la nuance, le récit se perd sur ce point et finit par se limiter à trouver des circonstances atténuantes à la toxicité d’un père, sans jamais vraiment le confronter aux conséquences immédiates de son comportement. Et cela à tel point que son fils, aux traumas nombreux, n’est rien d’autre qu’un moyen d’explorer les excuses que l’on finit par trouver au père. Heureusement, les dialogues sont formidablement bien écrits et la mise en scène si rythmée, si maline, que la lecture est très plaisante. Et ce, à condition d’accepter les relents un peu amers que le récit laisse une fois la dernière page refermée.

  • Immortal Sergeant est disponible en librairie aux éditions Hi Comics depuis le 8 novembre 2023.

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