Emergence 7 | La Fin de l’innocence

par Hauntya

Ce n’est pas la première fois qu’une œuvre de Vincent Mondiot est présentée sur Pod’culture : Reblys a eu l’occasion de s’entretenir par deux fois avec l’auteur, et vous avait déjà parlé de Toute entrée est définitive. C’est cette fois au genre du roman graphique que Vincent Mondiot s’essaye avec Emergence 7, en collaboration avec l’illustratrice Enora Saby. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Emergence 7 frappe fort, et avec une profonde émotion.

« I drove through my old neighbour / And resurrected memories from ashes »

Tout débute avec l’image d’un bateau avançant vers une île, dans une atmosphère emplie de brume, sur un mer d’un émeraude sombre – si l’on se fie à l’image. Et tout débute par le retour de Léon sur l’île bretonne où il a grandi, il y a vingt ans auparavant, vingt ans de souvenirs – si l’on se fie au texte. Une parfaite union entre les talents des deux auteurs, pour nous raconter l’histoire de Léon, revenant sur le lieu de son enfance, (presque) enfin prêt à faire face à son passé et à la tragédie qui a frappé l’île.

Vingt ans auparavant, il attendait au port le bateau prêt à l’emmener au collège sur le continent, lui et six autres camarades. Il y a Joachim, son meilleur ami, maniaque et empreint de TOCs, mais aussi son partenaire pour la création d’une bande dessinée, Marshall Atlas. On trouve Romane, la grande sœur de Joachim, faussement méprisante comme toute adolescente de son âge envers les garçons. Nina, onze ans, la plus jeune, adorable et gentille de la bande. Il y a Priscille, la plus autoritaire, Elliott, la petite brute de la classe, et Alex, l’ado cool et rebelle dont Joachim est amoureux. Un petit groupe de sept adolescents, chacun touchant à sa manière, chacun avec son caractère, ses amitiés et inimités, parfois des amourettes secrètes.

© Emergence 7, Actes Sud junior, Vincent Mondiot et Enora Saby

Un petit groupe hétéroclite qui attend le bateau scolaire, qui prend une photo dans la lumière étincelante de ce matin-là. Et c’est alors que tout bascule : un monstre géant surgit de l’océan, dévastant le port, dévastant l’île. La journée ordinaire se transforme en catastrophe inexpliquée (au lecteur et à la lectrice de faire ses hypothèses) dont chacun se souviendra le reste de sa vie, hantant les cauchemars des enfants devenus adultes, des années plus tard.

Tout au long du récit, Léon fait des allers-retours entre passé et présent, relatant cette journée terrible, parlant de sa vie actuelle, ou encore du mémorial érigé en mémoire de la tragédie, qu’il visite lorsqu’il raconte son histoire. Un effet de décalage qui rend l’histoire encore plus puissante, les souvenirs amers et désabusés de l’adulte contrastant avec les souvenirs plus légers ou empreints de gravité, de l’enfant qu’il était alors.

« The relics of remembrance are just like shipwrecks »

Il n’y a pas un mot de superflu dans le texte d’Emergence 7. L’auteur utilise à chaque fois les mots justes, les bonnes images, les bonnes répliques, les bons gestes, pour nous aider à visualiser un personnage, pour se rendre compte de la dévastation du village détruit, pour évoquer le sentiment d’un protagoniste. Il est d’autant plus frappant, à la lecture d’une phrase précise (« C’est l’une des images qui me reviennent le plus souvent la nuit. Cet homme immobile, en train de brûler. »), de constater à quel point l’image en parallèle de l’illustratrice correspond et marque notre esprit. Ainsi, le roman graphique est ponctué de ces images et de ces phrases qui frappent, qui nous restent en tête, comme une image qui revient aussi nous hanter, à l’instar des souvenirs du protagoniste.

L’alliance avec les illustrations de Enora Saby n’en est que plus forte, d’autant que le texte se superpose à ces images, loin d’un accompagnement traditionnel du récit sur une page à part. Les illustrations sont parfois cinématographiques, parfois empreintes de nostalgie, parfois jouant sur l’implicite, pour nous faire voir la destruction de l’île et les morts causées par le monstre, pour nous immerger dans les chambres des enfants avec tout l’éclat et les couleurs d’un souvenir heureux.

Les illustrations oscillent entre le bleu-vert sombre de la mer et du ciel, le marron de la boue, le gris de la fumée ou le rouge des flammes, pour nous faire vivre la tragédie vécue par le petit groupe. Les nuances, plus lumineuses, orangées, jaunes, qui nous font pénétrer dans la chambre des adolescents, pour évoquer leur personnalité, n’en sont que plus fortes. Entre la noirceur et le sang de la tragédie, on trouve ces bulles d’espoir, ces fragments de souvenir, qui nous donnent à apprécier encore plus chaque personnage, comme une fenêtre ouverte vers leur univers intérieur.

C’est un de ces romans graphiques où le texte de Vincent Mondiot se marie avec justesse et merveille à l’image d’Enora Saby. C’est un parfait mariage entre les images et les mots, plutôt que d’une illustration du texte, chaque style s’appuyant sur l’autre pour éveiller notre imagination et nous faire ressentir l’émotion du texte.

« We’ll still have our stories of battle scars, pirate ships and wounded hearts / Broken bones and all the best of friendship »

Mais au fond, de quoi parle Emergence 7, et pourquoi résonne-t-il si fort ? C’est l’histoire d’un groupe d’amis face à une tragédie surnaturelle, chacun et chacune avec des réactions différentes, où l’une se révèle plus forte qu’on ne le croyait, où l’autre laisse la colère prendre le dessus. Mais, à travers cette catastrophe, c’est surtout l’histoire de la fin de l’enfance, du passage à l’âge adulte, lors d’un face à face à la mort et à la perte de tout ce qui est familier. Emergence 7 parle du deuil et des regrets, des adultes qui regardent en arrière et qui ont l’impression que parfois, enfants, ils étaient de meilleures personnes qu’à l’heure actuelle. Le récit est fantastique et empli d’action par une fuite éperdue pour survivre, mais il est aussi profondément intimiste. Il nous donne à ressentir toute la tristesse et la panique de cette nuit-là, ainsi que la colère du narrateur qui ne parvient pas à faire son deuil et qui, traumatisé, ne sait plus comment avancer dans sa vie.

Il nous évoque les espoirs d’un futur qui ne fut jamais, à cause d’une catastrophe ; il nous rappelle un passé nostalgique et d’une enfance où tout était possible. Il est émouvant, mais il ne manque pas d’humour noir par moments, salvateur et marqueur du jeune âge des héros. Il parle des rébellions envers un gouvernement qui ferme les yeux sur une telle tragédie, il évoque les souvenirs qui nous construisent et qui continuent à nous marquer, comme des guides de vie, bien qu’ils soient enfouis des années en arrière. Emergence 7 porte en son cœur les amitiés perdues, les liens qui se nouent et se dénouent, de la fragilité de chacun de ses héros et ses héroïnes, de leur manière de continuer à vivre, ou à essayer de vivre, après une telle catastrophe.

Les citations en anglais proviennent de la chanson « So long, Astoria » de The Ataris, évoquée à plusieurs reprises dans le roman graphique – et si magnifiquement choisie dans ses paroles mélancoliques sur les souvenirs et le regret, tout comme dans l’atmosphère rock et déchaînée d’une adolescence enflammée.

  • Emergence 7, publié chez Actes Sud junior (208 pages) est disponible en librairies depuis le 7 septembre 2022.

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