Eastward | L’Épopée à taille humaine

by Reblys

Dès son annonce en 2018, Eastward avait tapé très fort. Son premier trailer révélait plusieurs éléments des plus alléchants, à commencer par des visuels impressionnants, portés par un pixel art foisonnant de détails. Le jeu était par ailleurs annoncé par Chucklefish en tant qu’éditeur, une boite à la renommée particulièrement solide (qui avait déjà à l’époque dans son catalogue des jeux comme Starbound et Stardew Valley). Tout s’annonçait sous les meilleures auspices, et c’est trois ans plus tard, en septembre 2021 qu’Eastward est finalement sorti, sur Switch, PC et Mac. Le jeu a rencontré un éloquent succès critique et populaire, qui lui a offert au mois de mai 2022 une sortie physique. Il était temps pour moi de me lancer enfin dans cette aventure, qui m’attirait beaucoup, et, je peux maintenant le dire, à raison.

Cette chronique a été rédigée à partir d’une version dématérialisée du jeu pour Nintendo Switch, fournie par Just For Games, le distributeur de la version physique.

Wake Up John

© Pixpil – © Chucklefish

John, grand bonhomme taciturne entre deux âges, est mineur à l’île Cocotte. Une ville souterraine, à l’abri de tout, surtout du monde extérieur. Car ce qu’on raconte sur le dehors est franchement lugubre : On parle d’un monde à l’agonie, régulièrement victime de vagues mortelles de ce qu’on nomme le MIASME (en majuscules dans le texte). A l’île Cocotte, les hommes travaillent à la mine, afin de trouver des métaux et autres composants électroniques, qu’ils échangent contre leur pain quotidien. Un jour, alors qu’il chute dans une galerie inexplorée, John tombe sur un mystérieux réceptacle, dans lequel une enfant aux longs cheveux blancs semble reposer en stase. Une fois sortie de son cocon, la jeune fille, qui sera prénommée Sam, sera adoptée par John, et rejoindra la vie de l’île Cocotte. Voilà en quelque sorte comment débute l’histoire du jeu, et cela n’est que le point de départ d’une aventure qui va nous emmener loin, bien plus loin que John et Sam n’auraient pu l’imaginer.

Car s’il ne fallait retenir qu’un mot pour définir Eastward, « Aventure » serait sans doute le meilleur choix. Avec son héros et son héroïne, les joueurs et joueuses vont prendre part à un périple à la saveur très particulière, toujours plus loin vers l’est (comme le nom du jeu l’indique). Et si la proposition se révèle mémorable, c’est surtout pour sa direction artistique et ses parti-pris narratifs.

Au pixel près

© Pixpil – © Chucklefish

Ce qui a attiré l’œil du grand public dès le départ est sans surprise devenu l’une des plus grandes forces du jeu. Pour quiconque un tant soit peu sensible au pixel art, l’esthétique d’Eastward se révèle simplement inoubliable. Une impressionnante maîtrise technique, une somme indécente d’heures de travail et un amour sans borne pour cette discipline ont permis aux artistes de Pixpil de pondre ce qui est sans doute l’un des jeux les aboutis en pixel art « traditionnel ». J’oppose ici le style d’Eastward à celui proposé dans tous les jeux qui revendiquent l’étiquette « 2DHD » dont les représentants les plus connus pourraient être Octopath Traveler et plus récemment Triangle Strategy. Alors que ces dernier offrent un mix entre éléments 2D, 3D et effets visuels, Eastward se positionne sur un créneau plus pointu, plus « puriste » pourrait-on dire, qui s’inscrit plutôt dans la droite ligne de ce que proposait Owlboy en son temps. Un pixel art qui ne fait aucun compromis sur la taille de ses sprites, qui restent tous à la même échelle, tandis qu’on parle de « Mixel » dans les jeux 2DHD, qui offrent des sprites d’échelle variable selon qu’il s’agisse des personnages ou des décors. Esthétiquement, le jugement appartient à qui le formule, et je me garderai bien de hiérarchiser les approches. Mais techniquement, tandis que la formule 2DHD, de par les optimisations qu’elle permet, répond mieux aux critères de productivité inhérente à l’industrie vidéoludique, l’approche retenue par le studio Pixpil s’apparente plutôt à un travail d’orfèvre. A l’ouvrage d’un artisan minutieux qui préfère bosser à l’ancienne. En cela j’ai tendance à être plus touché par cette vision, qui est au surplus portée dans Eastward à un niveau de détail proprement ébouriffant, et qui participe d’autant plus à donner vie aux différents lieux qui seront parcourus tout au long du jeu.

Cette idée de rendre les environnements vivants est au cœur de la narration d’Eastward. Et plus encore, je dirais que la volonté du studio était sans doute de développer la vie en leur sein. Car ce qui m’a profondément marqué dans la manière dont le jeu mène sa barque, c’est à quel point chacun de ses personnages non-jouables se voit doté de sa propre existence. Mais pour pouvoir aborder convenablement ce point, je dois d’abord vous parler de la structure du jeu.

Au rythme de la vraie vie

© Pixpil – © Chucklefish

Alors que je m’attendais initialement à un jeu d’aventure Zelda-like, où l’exploration tiendrait la dragée haute à tout le reste, Eastward m’a gratifié d’une allure beaucoup plus posée, très souvent axée autour des dialogues avec les différents personnages qui peuplent les lieux que nous serons amené.es à visiter. Dans Eastward, on prend son temps, vraiment. Tout au long des six tableaux (répartis sur huit chapitres) qui constituent les grandes parties du jeu, la structure sera la suivante : arrivée dans un lieu habité, réalisation de diverses activités et quêtes dans et autour de ce lieu faisant avancer l’histoire de ses personnages, un élément majeur venant faire progresser l’intrigue de fond, puis passage au tableau suivant. La partie la plus fournie de cette boucle de gameplay est bien souvent la deuxième, et celle-ci est divisée en plusieurs journées. C’est là que la narration d’Eastward prend tout son sens. Car alors qu’il serait aisé de foncer à l’objectif du jour dès le réveil de John, le jeu va plutôt récompenser les joueurs et joueuses qui se perdront dans les champs de Vertecolline ou les rues de Barrageville, en leur permettant de découvrir des personnages qui, d’un jour à l’autre ne seront pas à la même place, raconteront des choses différentes, voire interagiront entre eux, comme si, avec ou sans vous, leur quotidien se déroulait inéluctablement. Ceci alors qu’aucune ligne de texte prononcée par un PNJ n’est véritablement inintéressante. Toutes les paroles prononcées caractérisent les personnages, leur donnent de l’épaisseur. Quand bien même on ne les croise que quelques fois, ils en deviennent mémorables. On se souvient de tous à la simple évocation de leur nom. Une absolue prouesse alors que leur nombre avoisine probablement la centaine.

C’est probablement cet aspect du jeu qui m’a le plus impressionné. Le monde d’Eastward est vivant. Il se meut au rythme de chacune et chacun de ses habitant.es. Il arrive à nous faire ressentir le sentiment de faire partie d’une famille dans chaque lieu que l’on visite, et de quitter les siens lorsque l’on doit se mettre en route pour la destination suivante. Rien que pour ça le jeu en vaut la chandelle, car il fait partie d’une catégorie très rare d’expériences narratives. Mais Eastward n’est pas non plus que narratif. C’est un jeu d’aventure. Et qui dit aventure, dit tout de même exploration et combat, des aspects qu’il nous faut également aborder.

Un gameplay au poêle

(Cette blague a probablement été faite dans 90% des critiques sur Eastward, pardon)

Le cœur des moments « action-exploration-aventure » d’Eastward, repose sur la traversée de niveaux fermés, dans lesquels s’alterneront combats et résolution de puzzles. Le système de combat du jeu, comme ses énigmes, reposent sur la complémentarité entre John et Sam. Le premier, bonhomme costaud et bien charpenté, est chargé d’infliger des dégâts, à l’aide de son arme signature, une superbe poêle au potentiel grandiose, ou de quelques autres, que l’on obtiendra au fil de notre progression. La seconde, dépourvue de force physique mais dotée de mystérieux pouvoirs, va être de son côté capable d’immobiliser les ennemis, pour interrompre leurs attaques et les rendre vulnérables aux attaques de John. Ce système n’est ni révolutionnaire ni particulièrement profond, mais il fait le travail. Même si j’ai volontiers regretté l’absence d’un système d’esquive, qui aurait sans doute rendu le tout un peu plus intéressant. Le bestiaire est très varié, mais la manière de les vaincre change bien peu au fil des niveaux. Ce qui fait que les ennemis sont moins de véritables défis à surmonter que de petits obstacles à éliminer pour poursuivre notre chemin. Ce ressenti pourrait également être appliqué aux différents puzzles qui nous sont proposés au fil des différents « donjons ». Le fait de jouer à la fois John et Sam, et d’exploiter leurs différentes capacités afin de parvenir à la solution est un mécanisme assez efficace pour nous faire apprécier la progression dans les niveaux. Toutefois, la formule ne constitue jamais vraiment un challenge ou une proposition assez inventive pour qu’on s’en souvienne comme on se souvient des personnages ou des  environnements. En un mot comme en cent, le gameplay d’Eastward est propre, et vient soutenir sa proposition. On ne lui en demande pas vraiment plus, et il ne nous en donnera pas moins. Mention spéciale tout de même à quelques combats de boss, qui même s’il n’ont à nouveau rien de transcendant, font preuve de tous les éléments qu’on est en droit d’attendre de tels moments de jeu.

© Pixpil – © Chucklefish

Mais c’est bel et bien la narration, directe ou environnementale, qui donne à Eastward toute sa personalité. L’histoire du jeu est à ce titre particulièrement intéressante. En ce qu’elle prend le parti de ne pas tout nous dire, et de tout faire passer par les évènements prenant place autour de John. Car ce personnage est muet (on ne sait d’ailleurs jamais s’il s’agit d’un choix narratif, comme Link qui reste muet dans The Legend of Zelda, ou si le personnage de John lui-même est mutique). Les lieux visités et les interactions entre les personnages fourmillent de narration indirecte qui nous renseigne sur la temporalité dans laquelle nous nous trouvons, ou sur l’état du monde, mais en laisse assez sous le tapis pour nous laisser interpréter ce que nous voyons, nous laisser nous faire notre propre idée de qui sont ces personnages, et faire des parallèles entre le monde qui nous est dépeint et notre réalité. En bref Eastward nous raconte une histoire, un monde, mais nous laisse également nous l’approprier, le ressentir, et le vivre.

J’allais passer à la conclusion, mais je me rends compte que j’allais oublier de parler d’Earthborn. Comment j’ai failli ne pas parler d’Earthborn !

Né de la terre

© Pixpil – © Chucklefish

Dans chacune des zones habitées que nous traverserons au fil du jeu, un curieux jeu vidéo sera toujours laissé en accès libre. Il s’agit d’Earthborn, un véritable jeu dans le jeu, qui aurait carrément pu se suffire à lui même tant il est renversant d’efficacité. En apparence, Earthborn est un vibrant hommage aux premiers J-RPG, à travers son enrobage délicieusement rétro et le design de son personnage principal, qui copie carrément le héros de Dragon Quest III (jeu qui date de 1988 on le rappelle). Mais dès la première partie, Earthborn twiste allègrement ce à quoi on pouvait s’attendre. D’abord parce qu’il se révèle être en réalité un rogue-like, dans lequel le roi démon doit être vaincu la septième nuit après le début du jeu. Durant le temps imparti avant le fatidique face à face, charge au héros de recruter des compagnons, d’accumuler argent et expérience en vainquant un maximum de monstres, et d’acheter le meilleur équipement possible à la boutique. Le concept est limpide, mais loin d’être anecdotique. Alors que les premières tentatives nous permettent d’acquérir les bases de la compréhension du jeu, d’activer les différents points de téléportation et de récupérer les différents personnages qui composeront notre équipe, les runs suivantes vont mettre en lumière toute la difficulté du combat final, dont découle la nécessité d’aller creuser dans les mécaniques du jeu, afin d’optimiser au maximum ses actions durant les six premiers jours, et arriver face au roi démon dans les meilleures conditions. C’est alors qu’Earthborn devient frénétiquement addictif, car chaque partie devient une course contre la montre, dont certaines facettes générées aléatoirement vont nous pousser à l’adaptation. Cinq personnages sur sept disposent en effet de trois classes différentes, qui vont changer le pool de sorts et de compétences que chacun pourra utiliser, tandis que le contenu de la boutique, même s’il est rafraîchi chaque fois que le jour se lève, proposera des items aléatoires parmi tous ceux que comporte le jeu. Ainsi la connaissance de chaque classe (3 classes fois 5 personnages, plus les deux personnages restants) de chaque objet (des accessoires influant sur les différentes statistiques ou proposant des effets spécifiques qui réalisent des combos salvateurs lorsqu’on les combine aux bonnes classes), de chaque emplacement de monstre devient déterminante. Et alors que l’on arrive finalement à vaincre l’ignoble roi démon, Earthborn se fait un plaisir de vous révéler que votre quête est loin d’être terminée…

Heureusement dans votre quête vous pourrez vous aider des pixballs. Des jouets physiques donnant droit lorsqu’on les scanne à des objets bonus dans le jeu (Comment ? Des Amii-quoi vous dites ?). Au fil de l’exploration d’Eastward, certains coffres contiendront des jetons qui vous permettront d’acquérir ces aides salvatrices, voire carrément indispensables si vous voulez voir la vraie fin d’Earthborn. Un véritable défi (je pèse mes mots), qui m’a en réalité apporté tout le challenge que je n’ai pas retrouvé dans Eastward lui-même (d’ailleurs ce n’est pas vraiment son propos), et à contribué à faire de mon expérience de jeu quelque chose de particulièrement satisfaisant pour mon côté tryharder. Et puis cela rajoute quand même bien dix heures de jeu supplémentaires, c’est pas rien.

Je n’ai pas parlé de certains autres systèmes, comme celui de la cuisine, qui permet de régénérer sa vie et d’augmenter temporairement ses statistiques, ou de la superbe bande son composée par Joel Corelitz, mais il faut bien que je vous laisse encore deux trois trucs à découvrir. Car si j’ai bien un souhait alors que je termine ce si long article, c’est celui que vous alliez jouer à Eastward. Parce que ce jeu, même s’il n’est pas révolutionnaire sur tous les plans, fait tout ce qu’il fait avec une générosité et une sincérité extraordinaires. Parce qu’il atteint par ailleurs des sommets dans la manière dont il donne vie à son univers, nous donnant presque envie de s’y installer, malgré le MIASME. Parce que John et Sam sont désarmants d’humanité, et parce que leur histoire vaut tout simplement la peine d’être vécue.

  • Eastward est disponible sur Nintendo Switch, PC et Mac

PS : Durant le premier chapitre du jeu, pensez bien à acheter un maximum de pommes de terre jour après jour à la boutique de l’île Cocotte. Il n’y en aura plus après. Pensez à moi quand vous cuisinerez des frites. Je n’ai jamais pu cuisiner de frites .

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