Quand on parle de l’histoire du jeu de rôle japonais (ou « J-RPG »), il est difficile d’ignorer la série qui a posé les premières pierres : Dragon Quest. Imaginée par Yuji Horii, la saga débutée en 1986 est un des piliers du genre, et reste encore aujourd’hui un phénomène important. Bien que les origines du genre sont nombreuses, la saga de Chunsoft et Enix (à l’époque où Squaresoft était un concurrent) reste pionnière en la matière, pour la simple raison que le premier titre sorti en 1986 est le premier jeu de rôle japonais sorti sur console de salon. Les débuts d’un phénomène, jusqu’à un cinquième épisode qui a marqué l’histoire. Acclamé par la critique, vanté dans les sondages auprès des joueurs, désigné comme l’héritier spirituel de nombreux autres J-RPG, Dragon Quest V a été décisif à sa sortie en 1992 sur Super Nintendo et a offert une nouvelle dimension au genre. Depuis, le jeu a profité de remakes sur Playstation 2, Nintendo DS et Android/iOS. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? C’est la question que l’on se pose dans cette première chronique rétro, où l’on vous parlera des jeux qui ont marqué leur époque, leur capacité à séduire encore aujourd’hui et de l’héritage qu’ils ont laissé.
Un rêve d’aventures
Résumer l’histoire de Dragon Quest V n’est pas une mince affaire. En s’étalant sur trois générations, le récit de Yuji Horii aborde des questions relatives à l’héritage, à la nostalgie, à l’amitié et à la filiation. Tout débute à la naissance du Héros, ce protagoniste habituel de la saga dont l’absence de nom et de dialogue sert à l’immersion : c’est là une volonté du créateur de la série, laisser le héros s’effacer derrière les joueurs et joueuses qui en prennent le contrôle. Le Héros, encore enfant s’embarque dans un voyage avec son père et commence à vivre une aventure hors du commun. Une escapade qui tourne court quand un ennemi mystérieux assassine son père sous ses yeux, puis jette le Héros, encore tout petit, en esclavage avec son ami le Prince Harry.
Une ellipse de dix longues années intervient soudainement et voilà que le monde a changé, le Héros et Harry ne sont plus personne et n’ont d’autre choix que de lutter pour retourner chez eux. Le Héros se met d’ailleurs assez vite en quête de sa mère disparue, soupçonnée d’être celle qui pourra ramener la paix, mais se heurte régulièrement à des déceptions. Particulièrement dur sentimentalement, le jeu aborde des thèmes matures sous une facette très enfantine concoctée d’un coup de crayon par Akira Toriyama, créateur de Dragon Ball et artiste attitré de la saga. C’est d’ailleurs la volonté de son créateur, qui a toujours voulu parler au plus grand nombre avec un jeu à l’histoire et à la narration très simple, tout en racontant des mondes où le Mal et le Bien s’affrontent sans relâche. C’est cette forme de simplicité qui invite les joueurs et les joueuses à un voyage très personnel, très pur, avec une forme d’innocence qui cherche pourtant à forger la légende du Héros que l’on incarne. En traversant les époques, sur trois générations, le jeu profite d’un mode de narration assez rare dans les jeux vidéo, encore plus à cette époque-là. En s’affranchissant de toute contrainte temporelle, Yuji Horii révolutionnait sa propre formule. Après une première trilogie de Dragon Quest (ou « DraQue ») qui développait la légende d’Erdrick (ou Roto au Japon) sur ses trois titres, le créateur de la saga a pris une décision lourde de sens en décidant de raconter trois générations dans le même jeu. Un moyen de faire vivre son histoire sur plusieurs temporalités, en voyant un monde qui se délite à mesure que les Ténèbres accentuent leur emprise.
Cette volonté de développer une légende n’est pas hasardeuse : il y a un vrai sens de l’aventure qui motive le titre. Inspirés par bon nombre de légendes et de classiques de la littérature, les DraQue fonctionnent essentiellement par cette idée d’opposition entre le Bien et le Mal, où un Elu apparaîtra au moment décisif pour sauver les siens. Mais cette volonté de garder une idée commune à tous les titres n’empêche à aucun instant DraQue V de s’échapper, de rêver et de bouleverser. Pourtant créé à une époque où les J-RPG racontaient leur histoire de manière très sommaire, au travers de bulles de dialogues de quelques mots à cause des contraintes techniques qui n’existent plus aujourd’hui, le titre ne cesse de surprendre et d’appeler aux émotions des joueurs et des joueuses. Les scènes fortes se succèdent, parfois simplement avec une musique ou un plan inattendu, ou simplement une rencontre et la découverte d’un village qui a ses propres problèmes. Le tout dans une succession de petits bouts d’histoire qui s’imbriquent entre eux. Racontée de manière simple et sans envolées lyriques, l’histoire de DraQue V est pourtant d’une douceur qui surprend par sa simplicité, cette aisance assez rare avec laquelle son auteur est capable de capter de nombreux sentiments sans s’étaler dans des dialogues infinis. Cette simplicité favorise le voyage et le sentiment d’incarner la légende, l’aventure est au centre d’une histoire qui se forge au rythme de nos choix. Virtuellement ouvert, le jeu délimite les zones accessibles selon l’avancée de l’histoire, néanmoins il nous laisse toujours libre de partir nous égarer dans les plaines pour gagner de l’expérience, pour explorer les environs et pourquoi pas, tomber sur un donjon qui nous offrira un trésor. L’histoire, elle aussi, offre un choix, un seul : choisir notre femme. Empreinte de misogynie, cette séquence nous demande de faire le choix parfaitement arbitraire entre notre amie d’enfance dont l’amour se révèle sur le tard, une femme qui incarne le cliché de la princesse docile ou enfin, l’autre princesse au caractère irascible et aux tendances dominatrices. Un rare égarement d’écriture, où de manière maladroite l’auteur rappelle l’importance de l’héritage et de la descendance, en se fondant sur une société qui ne voit les femmes que comme des mères potentielles. Malgré tout, celles et ceux qui font le choix de l’amie d’enfance voient là certainement la décision la plus logique et la plus sensible de tous, tant le lien qui unit le héros à cette jeune femme est fort.
La simplicité des mécaniques
L’accessibilité est maître-mot d’un jeu qui s’adresse à toutes et à tous. Au gré des remakes et je parle ici essentiellement de la version Nintendo DS sortie en 2009 (seule version sortie officiellement en Europe), le jeu de Yuji Horii n’a jamais dénaturé ni renié sa volonté d’offrir un jeu accessible à tout le monde. Les habitués des J-RPG sont évidemment en terrain connu : les combats au tour par tour, la gigantesque carte où notre personnage se déplace d’une ville à l’autre, les sorts et la montée en niveau, DraQue V a comme particularité de concentrer un peu toutes les mécaniques fondées par les quatre jeux qui l’ont précédé et qui ont fait le succès du genre. Mais surtout, le jeu ne se veut jamais vraiment punitif. A l’exception peut-être d’un contenu secondaire qui peut à un moment donné poser un vrai mur de difficulté, le jeu reste simple à appréhender et facile à maîtriser. Il dévoile sa boucle de gameplay très lentement, de manière à ce que chacun puisse assimiler les forces et faiblesses de chaque compétence, de chaque arme ou de chaque… monstre. En effet, DraQue V a également comme particularité d’avoir imaginé à l’époque ce qui inspirera plus tard la création d’un certain Pokémon : la capture de monstres. Si Pokémon a largement étoffé la formule par la suite, le jeu de Yuji Horii nous proposait au bout d’un certain nombre de combat, parfois, de voir des monstres se joindre à nous pour combattre à nos côtés. Une petite révolution pour l’époque, et surtout l’assurance de voir un jeu qui se renouvelle sans cesse avec l’apparition de monstres toujours plus forts pour améliorer notre équipe.
Et c’est bien là, un des autres héritages du jeu. La saga a fondé un genre, mais DraQue V est allé un peu plus loin en multipliant les idées. Des mécaniques simples, une chasse aux monstres pour les transformer en compagnons, des dialogues qui vont à l’essentiel, mais toujours sans renier sur son ouverture à tous. Alors que la difficulté est depuis bien longtemps marotte des jeux vidéo, flattant l’égo de joueurs qui veulent être les meilleurs pour se vanter de leurs exploits, la saga des Dragon Quest n’a jamais cessé de reposer sur des interfaces et des systèmes simples à appréhender. Le cinquième épisode est un peu la somme de toutes ces idées, bien que depuis il y a eu un onzième épisode qui a largement exploité ces codes et cette forme de nostalgie, et c’est ce qui permet à DraQue V d’être encore aujourd’hui une référence du genre. Il suffit de voir la place que le jeu a dans le cœur des joueurs et des joueuses au Japon, un pays où la saga est l’une des plus populaires. En 2016, le remake sur Playstation 2 (qui date de 2004) s’était par exemple placé à la tête d’un sondage où quelques 10 000 fans japonais devaient élire le « jeu Playstation le plus populaire de l’histoire », montrant à quel point le titre a su marquer toute une génération qui a, ensuite, transmise cet amour de la saga à ses enfants. Il y a un rapport très intime et familial autour de Dragon Quest, la série ayant grandi avec ses joueurs et ses joueuses, alors il n’est pas très étonnant de voir que l’épisode qui aborde son histoire sur plusieurs générations d’une même famille retentisse avec autant de force dans le cœur de ses fans.
Au rythme d’une musique inoubliable
Si la saga a une telle place dans nos cœurs, c’est aussi parce que sa musique a accompagné de longues heures de jeu avec un entrain qui se distingue très largement d’autres sagas de J-RPG populaires. Créée par Koichi Sugiyama, la bande-originale de la saga a doucement été réinventée au fil des épisodes en gardant, malgré tout, toujours la même ligne directrice. Il y a certains titres qui se répètent et qui reviennent à chaque fois, on pense avant tout à la fameuse Overture de l’écran-titre avec ses trompettes et son air grandiloquent qui a créé l’identité musicale si particulière de la saga, mais Sugiyama a tout de même su apporter à chaque épisode une ambiance qui diffère légèrement. Et son travail sur DraQue V est certainement l’une de ses plus belles compositions, donnant lieu à une réinterprétation symphoniques d’une beauté absolument folle à l’occasion du remake sur Playstation 2. Une plateforme où le compositeur a pu s’affranchir des contraintes techniques de la Super Nintendo pour dévoiler toute la subtilité d’une composition qui traverse les âges, tant dans la réalité que dans cette histoire générationnelle que nous raconte le jeu. A ce propos je ne peux d’ailleurs que vous conseiller La Légende Dragon Quest de Daniel Andreyev chez Third Editions. Influencé par Bach et Debussy, le compositeur de la saga fait partie intégrante de son identité : si les mécaniques, les monstres et les histoires reposent sur un socle commun, la musique elle évoque sans cesse une nostalgie aux fans qui se rappellent les meilleurs moments du jeu, et d’autres épisodes, en l’écoutant.
Mais Koichi Sugiyama est aussi aujourd’hui le point faible de DraQue. Je ne m’étalerai pas sur l’ensemble de la saga ou sur sa proposition relativement fainéante sur le onzième épisode car il s’agit bien ici de n’aborder que Dragon Quest V, mais c’est sur le plan personnel et médiatique que le personnage repousse. Sur Pod’Culture, nous avons des convictions qui ne nous permettent pas de passer sous silence l’historique de certains personnages que l’on est susceptible d’aborder et Koichi Sugiyama est l’un de ceux dont la personnalité vient malheureusement entacher une carrière qui aurait pu être sans accroc. Homme détestable qui fait partie d’une mouvance qui tend à diminuer la responsabilité du Japon dans les atrocités commises par l’armée impériale pendant la Seconde Guerre mondiale, il vire même au négationnisme en niant par exemple le massacre de Nanjing ou l’existence des « femmes de confort » pendant cette même guerre (en savoir plus). Sugiyama est un homme vieux, influent, qui se sert de sa puissance médiatique pour faire passer des messages nauséabonds qui sont à mille lieux de ce que l’on défend. Je ne vous ferai d’ailleurs pas l’affront de parler de séparation de l’homme et de l’artiste, une idée qui sied particulièrement bien à une catégorie dominante qui voit là un moyen idéal d’absoudre ses propres crimes et de ne jamais rendre de comptes. Son travail sur Dragon Quest n’a jamais été, de manière claire, influencée par ses idées et ses déclarations : la musique, souvent enjouée, traduit un rêve d’aventure épique et de rencontres inopinées. Pour autant, chacun a réagi de manière différente en découvrant cette facette de celui qui a créé l’identité musicale de la saga. A titre personnel je n’ai découvert qui il était que très tard, bien après avoir fait la rencontre de Dragon Quest, et n’ai cessé d’aimer la saga et sa musique. Cependant, il semble important de toujours rappeler qui est Sugiyama : ceux qui nient la souffrance des autres ne doivent jamais profiter d’une quelconque complaisance médiatique.
L’héritage de Dragon Quest V
Dans cette chronique, la première question que l’on se posait était celle de l’héritage. Que reste-t-il aujourd’hui de Dragon Quest V ? Après avoir exploré tout ce qui a créé sa popularité, on voit que le titre a laissé son empreinte sur l’industrie. Toujours dans le cœur des fans de J-RPG, inspirant même l’une des séries de jeux les plus vendues au monde, Dragon Quest V est à mon sens un titre formidable tant pour s’initier au genre que pour en comprendre l’importance. Le jeu a profité de deux remakes qui l’ont remis visuellement au goût du jour, mais ses mécaniques elles n’ont jamais pris une ride, reposant sur des idées simples mais très intelligentes. Le jeu a tant de choses à dire sur l’aventure, sur l’amitié et la famille, sur la nécessité de se serrer les coudes et d’accepter ses faiblesses sans les voir comme une tare. La saga, et ce cinquième épisode canonique n’y échappe pas, évoque sans cesse des valeurs d’ouverture et de bienveillance, une manière positive d’aborder une aventure qui aborde pourtant parfois des thèmes difficiles. Malheureusement, si Dragon Quest V reste un jeu formidable à jouer en 2020, il est extrêmement difficile de se le procurer : les versions Super Nintendo et Playstation 2 ne disposent pas de traduction, tandis que la seule version française sortie sur Nintendo DS fait l’objet de spéculations nombreuses, introuvable en neuf et à des coûts improbables en occasion. Il existe aussi une version Android et IOS qui est quant à elle facilement accessible, mais je ne peux garantir la qualité d’une expérience de quelques quarante heures sur smartphone.
Dans tous les cas et c’était bien l’objectif de cette chronique rétro, je ne peux qu’espérer vous avoir donné envie à Dragon Quest V, l’un des plus grands J-RPG, qui a encore tant de choses à nous dire sur le genre et sur l’évolution de l’industrie avec sa manière de proposer une aventure aussi bouleversante sans engager des moyens phénoménaux. La simplicité de Dragon Quest est parfois vue par certains comme un aveu de faiblesse ou une prise de risque minimale, mais c’est à mon sens la principale qualité de la série. C’est cette capacité à raconter de grandes choses avec simplicité qui lui donne ce côté très intime et personnel, donnant à l’aventure une saveur unique. L’idée de lier intimement les fans et Dragon Quest V, en particulier, a d’ailleurs été le moteur principal de l’histoire de Dragon Quest : Your Story, le film d’animation qui adapte librement le jeu, disponible dans nos contrées sur Netflix.