Ram V commence à être un scénariste dont on parle beaucoup sur Pod’Culture : Mystic Falco avait découvert The Swamp et Anthony F. avait parlé de Toutes les morts de Laila Starr. C’est aussi la preuve que l’artiste sait se réinventer pour proposer des histoires aux genres différents et aux scénarios décidément convaincants. Aujourd’hui, c’est de Blue In Green, sorti chez HiComics, qui est à l’honneur. Merci aux éditions HiComics pour l’envoi de ce comics, version papier !
Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par son éditeur.
Le pacte faustien : une histoire vieille comme le monde
Blue In Green (référence au morceau de musique de jazz de Miles Davis), c’est l’histoire de Erik Dieter, saxophoniste passionné de jazz, qui enseigne la musique à des élèves qui le dépassent parfois. Il n’a jamais été le prodige musical dont il rêvait et se cantonne à une existence moyenne, sans ambition. Quand il retourne dans la maison familiale, suite au décès de sa mère avec laquelle il entretenait une relation difficile, deux événements décisifs se produisent. Il tombe sur la photo d’un saxophoniste inconnu dans les affaires de sa mère, et il croise un terrible fantôme qui lui proposera le génie musical qu’il n’a jamais eu, tel Méphistophélès avec Faust. D’ailleurs, autre référence musicale, un autre Erik célèbre et fictif dans la musique n’est autre que le Fantôme de l’Opéra, génie musical maudit.
Blue In Green propose une histoire d’abord solidement ancrée dans la réalité avant de basculer dans un fantastique prenant. On voit Erik comme un homme banal, doué pour la musique, mais pas au point d’être une star ; aimant sa sœur, mais incapable de le lui prouver réellement ; amoureux d’une femme, sans avoir jamais osé le lui avouer. Alors, à la quarantaine, la vie d’Erik est en demi-mesure, ni brillante, ni ennuyeuse, toujours cantonnée à un entre-deux qui lui donne l’amer sentiment d’être passé à côté de son existence sur Terre. De ne jamais en avoir fait assez.
« Tu es musicien ? Souffres-tu pour ton art ? Pour atteindre ce scintillement musical ? Le comprends-tu seulement ? »
Le comics propose une revisite du pacte faustien, du fait de donner son âme au diable pour atteindre un idéal, un don parfait, ici, de musique. Le fantôme croisé par Erik Dieter, avec son visage blanc et grimaçant, n’en est que plus frappant. C’est aussi une référence à deux autres guitaristes et chanteurs, Robert et Tommy Johnson (non apparentés et ayant vécu à des périodes légèrement différentes), qui auraient croisé le diable à un carrefour, ce dernier leur ayant appris des notes divines de jazz. Et puis, il n’est pas rare de croiser cette figure de l’artiste maudit ayant tout sacrifié pour et par son art. C’est ce qui va arriver au protagoniste de Blue In Green, qui va devenir le prodige qu’il a toujours rêvé d’être. Mais à quel prix ? Jusqu’à se perdre lui-même ? Car tout miracle a un prix, particulièrement quand il est offert par le diable en personne.
Au-delà de ce pacte infernal, Ram V évoque aussi la désillusion musicale et les sacrifices faits pour un art tel que le jazz. La musique requiert évidemment un apprentissage difficile et rigoureux, mais pour combien d’élus qui connaîtront véritablement le succès ? Combien de chanteurs doués, qui doivent se cantonner, comme Erik, à une carrière de professeur, à écrire des articles sur le jazz, à défaut de devenir une légende musicale ? Le comics effleure ainsi le sujet d’une musique pour laquelle on sacrifie tout, y compris sa vie personnelle, pour se retrouver parfois face à une existence dépourvue de sens, parce qu’on n’est pas l’heureux élu sur scène, seulement une ombre en arrière-plan, les « doués », mais pas assez, tout en étant supérieurs aux débutants et aux médiocres.
Un récit sur la filiation et l’identité
Mais le pacte avec cette figure fantastique n’est pas le seul axe du comics. Durant quatre chapitres, Erik suit aussi une quête identitaire, liée à la photo retrouvée chez sa mère. Qui est l’inconnu sur la photo ? Cette enquête le pousse à replonger des souvenirs d’une enfance rude et maltraitante, auprès d’une mère difficile et complexe. Mais par cette quête, il pourra également trouver quelques réponses sur lui-même, ainsi que des éclaircissements sur sa propre situation.
Car le comics est aussi un récit très personnel et intimiste, sur certains points. Il parle d’un âge de la vie où plusieurs choses ne sont pas accomplies : réaliser le rêve d’être un prodige musical, fonder un foyer, trouver l’amour, avoir plus largement un sens à sa vie. Au fil des réflexions d’Erik et des apparitions des autres personnages, eux-mêmes pris dans un entre-deux de vie : Vera, la femme dont il est amoureux, est par exemple galeriste pour assurer un revenu fixe à sa famille, mais a renoncé à ses rêves d’artiste. Les personnages ont une vie inachevée, qu’ils ne regrettent pas forcément, mais loin des idéaux d’antan, laissant un sentiment d’inachevé et d’attente.
Parler davantage de la quête identitaire d’Erik Dieter serait divulgâcher une bonne partie de l’intrigue, mais c’est un axe amené de façon émouvante, utilisant les flash-backs pour parler également des années 60 et de l’âge d’or du jazz, mentionnant Miles Davis ou des chansons emblématiques du genre.
« Chaque nouvel accord m’ouvre les vannes des semaines égarées. Je me rappelle le glissement du temps, les visages dressés vers moi dans la rue, en adoration, en aberration. En mon souffle, le pouvoir jusqu’alors inédit d’imprimer aux notes une grammaire de l’âme, de les étreindre et de les contraindre jusqu’à ne laisser d’elles qu’une enveloppe ne vivant que pour et par la musique. »
Une véritable identité graphique
En-dehors de l’histoire prenante – même si on n’est pas particulièrement connaisseur ou amateur de jazz – Blue In Green se démarque également par ses graphismes. C’est à Anand RK à qui on doit des planches particulièrement saisissantes, et qui attribue des couleurs spécifiques selon le moment du récit : le jaune pour les souvenirs d’Erik Dieter avec sa mère, un rose devenant de plus en plus couleur sang pour l’existence d’Erik, le violet et le noir s’invitent avec le fantôme et le fantastique… Chaque double page est soigneusement travaillée. Si le texte est parfois bavard, il reste toujours lisible, tandis que les graphismes, avec leur côté crayonné, parfois flou, semblent témoigner de l’intensité d’une histoire qui doit vite s’écrire avant d’être oubliée ou de disparaître. C’est aussi probablement un écho du travail du scénariste et du dessinateur, qui ont œuvré en suivant leur inspiration au fur et à mesure, sans plan prédéfini.
On peut ne pas être totalement fan du dessin choisi, mais il se démarque totalement d’autres bandes dessinées et donne un véritable caractère au comics. Les décors n’en sont que plus beaux, emplis de tonalités violettes, oranges, pastel, qui évoquent aussi les lumières des clubs de jazz de l’époque des années 60. Le crayon renforce aussi, quand il le faut, le fantastique voire l’horreur qui se mêle à l’histoire. Même certains motifs récurrents – les spirales d’escaliers, les notes de musique – contribuent à donner une impression de musicalité, à faire entendre la musique qui parcourt les pages. Le comics n’en est que plus impressionnant au niveau visuel, le rendant unique jusqu’à la fin, magnifiquement menée. La récompense Eisner Awards du meilleur artiste multimédia, attribuée à Anand RK pour cette œuvre, est clairement méritée !
- Blue In Green est publié par HiComics depuis le 18 janvier 2023.