Big Black – Stand at Attica | L’histoire d’une révolte et d’une dignité bafouée

par Anthony F.

Jared Reinmuth était plutôt habitué aux planches de théâtre et à la mise en scène, jusqu’à ce qu’une rencontre décisive bouleverse sa vie. Celle de Frank « Big Black » Smith, un rescapé de la mutinerie d’Attica, une prison de l’État de New York où les prisonniers, qui se sont rebellés en face aux conditions de détention inhumaines, ont été massacrés par la police avec la complicité du gouverneur de l’époque, Nelson Rockefeller. C’est via son beau-père que Jared Reinmuth, Dan Meyers, avocat qui a tenté d’aider Big Black à obtenir réparation pendant une trentaine d’années, a pu rencontrer cette figure emblématique et commencer dès 1997 à prendre des notes, à parler, à raconter ce qu’il ne fallait surtout pas oublier. Et c’est en 2021, dix-sept ans après le décès de Big Black, que l’acteur-metteur en scène de théâtre s’est mué en auteur de comics en s’associant au français Améziane pour raconter les quelques jours qui ont changé la vie de celui qu’il admirait.

Violence d’État, peuple complice

TM & © 2020 Frank B.B. Smith, Jared Reinmuth, Hammouche Améziane

Dans la chaleur d’un mois de septembre 1971, les choses commencent à bouger dans la prison d’Attica. Un lieu où sont jetés majoritairement des détenus afro-américains, certains condamnés pour des crimes, d’autres pour des broutilles, avec la même intention dans tous les cas : leur nier leur humanité et leur dignité. C’est un lieu d’une violence redoutable, où les choses les plus simples leur sont interdites. L’hygiène se limite à une douche par semaine, un rouleau de papier toilette par mois, les repas sont majoritairement composés de porc gras à bas prix sans l’ombre d’un légume ou de quoique ce soit de vaguement équilibré. Consulter un médecin relève du miracle, de nombreux détenus souffrent de pathologies plus ou moins graves mais n’ont droit à aucune forme de traitement médical. La réinsertion n’est une question pour personne, et on dit rapidement aux nouveaux arrivants qu’à leur sortie (si un jour ils en sortent) qu’ils ne pourront prétendre à mieux que « quarante dollars et un costume » en guise d’outil de réinsertion à la vie civile. Attica est aussi un outil politique, à un moment où le gouverneur de New York, Nelson Rockefeller (oui, de la fameuse famille) a des vues sur la prochaine élection présidentielle. Gouverneur républicain terriblement attaché aux valeurs de la droite, c’est-à-dire le genre de « valeur » qui considère qu’un prisonnier n’est pas humain, voit évidemment d’un bon oeil le traitement indigne infligé aux détenus. C’est un moyen d’appuyer sur l’idée raciste, qui fait écho à cette époque dans une Amérique encore moins attachée aux droits civiques des afro-américains qu’aujourd’hui, que ces hommes ne sont rien d’autre que des monstres, des bêtes qu’il faut mater. Et tant pis s’ils meurent avant de finir leur peine, ils ne méritent rien d’autre.

C’est dans ce contexte, ce monde extrêmement violent que se fait un nom Frank Smith, rapidement surnommé « Big Black ». Il se retrouve là pour vol, et il n’a pas vraiment l’image du monstre sanguinaire que le gouverneur va plus tard tenter de lui coller. Au contraire, il impose rapidement le respect à la fois parmi les détenus et parmi quelques gardes. Pour son charisme naturel, mais aussi pour sa volonté de rechercher un certain équilibre, une certaine paix dans un environnement où l’on tente pourtant de lui retirer toute forme d’humanité. C’est quelque chose que Dan Meyers raconte très bien dans la préface du comics, lui qui l’a côtoyé si longtemps en tant qu’avocat, et qui retrace en quelques lignes les 30 années de bataille juridique pour faire reconnaître le statut de victime aux prisonniers d’Attica. Car ce qu’il s’est passé est d’une violence inouïe. Au départ, les prisonniers prennent le contrôle de la prison en tentant dans la mesure du possible de ne pas porter atteinte aux gardes, en se contentant de les retenir sans leur faire de mal. Et leur liste de revendications était simple, elle relevait de la nécessité de revoir les conditions d’hygiène, l’alimentation, l’accès à un médecin, la liberté religieuse, la garantie que des efforts seraient faits pour améliorer la réinsertion des détenus (accompagnement, études…), ainsi que la fin du travail gratuit, c’est-à-dire le système esclavagiste mis en place en prison. Un sujet qui tient évidemment à coeur à Big Black puisque comme le raconte le comics dans ses premières pages, sa mère était fille d’esclaves.

Une dignité retrouvée

TM & © 2020 Frank B.B. Smith, Jared Reinmuth, Hammouche Améziane

Mais à une époque où les États-Unis commencent à décharger la responsabilité des prisons de l’état vers des groupes privés, avec une recherche de rentabilité maximale au mépris des droits les plus fondamentaux, et à un moment où Rockefeller met autant d’afro-américains en prison que possible dans sa pseudo-guerre contre la drogue, Attica n’est qu’un mouroir où aucun dirigeant n’est disposé à négocier. C’est ainsi que la police intervient et tue, tire dans la foule, faisant 29 morts parmi les prisonniers et 10 parmi les gardes (des morts initialement attribuées aux prisonniers, avant que les avocats et légistes parviennent à prouver qu’ils ont été assassinés par la police). Le comics pose question évidemment sur le traitement infligé aux détenus, sur la nécessité de leur donner des conditions de détention aussi humaines que possibles pour peu qu’il nous reste un peu d’humanité. Chose que Attica ne faisait pas, pas plus que les prisons d’aujourd’hui où les revendications sur les conditions d’hygiène, de réinsertion et d’accès aux soins restent encore extrêmement peu considérées dans de nombreux pays du monde (à commencer par la France). Mais le comics aborde aussi de manière très intéressante le racisme qui motive la police. Le gouverneur n’a pas eu grand chose à faire pour motiver ses troupes à tirer dans le tas et à torturer Big Black. Au contraire, on voit des jeunes hommes blancs « infectés par le racisme » (comme le dit très justement l’un des détenus), qui ne voient dans les détenus que des bêtes sanguinaires qu’il faut abattre. C’est une vengeance uniquement motivée par leur racisme, tandis que le public se masse autour de la prison et réclame lui aussi du sang, bien heureux d’avoir une occasion de réclamer la mise à mort d’afro-américains sans que cela ne choque personne.

Le comics garde néanmoins une certaine pointe d’espoir. Car c’est ce qu’incarnait Big Black, un homme qui n’a cessé de surprendre en ne réclamant jamais vengeance, ne tombant jamais dans la violence. Il a pourtant souffert terriblement avec un épisode de torture consécutif à la mutinerie, provoquant chez lui un stress post-traumatique dont il ne s’est jamais séparé. Mais il incarnait un combat important, pour se redonner à lui, mais aussi aux autres détenus (qui ont péri pendant l’assaut, avant à cause du manque de soins, ou après), une dignité qu’on leur avait retiré. Le comics de Jared Reinmuth est teinté d’une humanité formidable, qui raconte la grandeur d’âme de Big Black, mais aussi l’importance d’un tel combat dans un pays qui n’a jamais cessé de se battre avec cette idée vengeresse selon laquelle les détenus ne méritent aucune forme d’humanité dans le traitement qui leur est infligé. Plus encore dans un pays qui a monnayé ses prisons pour les confier à des organismes privés, avec des juges complices, qui y ont envoyé de nombreuses personnes sans preuves car il faut alimenter ces centres de détention où l’on travail pour des miettes. Et c’est superbement mis en image par Améziane, sur un fond de page jauni comme du papier vieilli, ou une bande dessinée que l’on aurait trouvé dans un journal de l’époque. Cela renforce allègrement le côté documentariste du comics, avec un ton et une ambiance qui nous immergent immédiatement dans cette Amérique de 1971.

C’est un grand bout d’histoire que nous racontent Jared Reinmuth et Améziane avec ce comics. Ils auraient pu se limiter à un récit-documentaire, mais c’est un vrai tour de force artistique avec une narration étoffée, bien menée et racontée, qui passe autant par la précision de dialogues marquants qu’avec une imagerie inspirée par la bande-dessinée des années 1970. C’est fort sur tous les points, et ça rend un bel hommage au combat de Big Black, mais aussi à tous ceux qui n’ont pas eu la chance de pouvoir ressortir d’Attica. Qu’il s’agisse d’une envie de découvrir ce pan de l’histoire américaine ou simplement la volonté de lire un grand comics, toutes les raisons sont bonnes pour se jeter sur Big Black : Stand at Attica.

  • Big Black : Stand at Attica est disponible en librairie aux éditions Panini Comics.

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