Bibliomania | Allégorice au pays des métaphores

par Reblys

Premier manga du duo Orval (scénario) et Macchiro (dessin), présenté comme une réécriture d’Alice au pays des merveilles, Bibliomania débarque chez nous dans un écrin absolument somptueux, conçu avec amour par les éditions Mangetsu, dont on ne cesse de vanter les mérites ici. Ce mystérieux one-shot ne dispose ni de noms connus, ni d’illustres références pour s’assurer d’être vendu, et pourtant l’éditeur prend le pari d’en faire un superbe objet-livre au prix de 23 euros sonnants et trébuchants. C’est ce qui m’a en premier lieu intrigué avec Bibliomania. Cette luxueuse proposition pour un titre inconnu semblait traduire une certaine ambition : Celle de faire ressentir que nous avons affaire à une œuvre d’exception. Après ma lecture, je suis forcé de le reconnaître : Ce conte tentaculaire et protéiforme, infusé de niveaux de lecture entremêlés et parsemé de prouesses visuelles ne ressemble à aucun autre.

Cette critique a été écrite à partir d’un exemplaire envoyé par l’éditeur.

Voyage au centre de l’Envers

© by MACCHIRO / Creative Entertainment

Lorsqu’Alice se réveille dans la « chambre 431 », c’est dans une pièce entièrement blanche que nous nous trouvons. Ophis, créature entre le serpent et l’humanoïde lui apprend qu’il s’agit de sa nouvelle maison, et qu’elle n’a qu’à attendre la grande fête en satisfaisant l’ensemble de ses désirs. Mais Alice ne l’entend pas de cette oreille, et décide de remonter l’ensemble des chambres du « Manoir », jusqu’à la porte 000 qui donnerait sur le monde extérieur. Problème : Plus elle s’éloignera de la chambre 431, plus son corps sera soumis à la corruption et à la putréfaction. Ainsi débute une fable dont la construction permet à Orval et Macchiro de déplier toute une galerie de scènes et de portraits. Chacune des chambres comporte en effet un habitant ou une habitante, et l’on se rend compte très vite que tous ces personnages auront quelque chose en commun : Ils sont exclus du monde. Que leur exil soit volontaire ou non, ces figures permettent d’explorer de nombreuses variations autour de tout aussi nombreuses thématiques, mais qui aboutissent toutes à construire un pont entre la solitude, les peurs, l’ego, les souffrances, les traumatismes, et toutes les émotions qui en découlent. Un véritable voyage psychologique ou chaque séquence de quelques pages vient apporter son lot d’idées de mise en scène, renouvelant continuellement le propos et l’esthétique de l’œuvre.

Car il suffit de quelques pages pour se rendre compte que Bibliomania est un concentré de pure créativité, et se trouve être le produit d’un travail colossal de la part de ses auteurs. Chaque séquence dispose de son propre rythme, de son propre découpage, de son propre vocabulaire, de sa propre atmosphère. Nombre d’outils narratifs de la bande dessinée sont mobilisés et essorés pour en tirer le maximum, et les dessins de Macchiro, d’une densité et d’un niveau de détail par moments étourdissants, viennent appuyer une lecture déjà lourde de sens multiples. Ceci alors que le scenario comme les dessins laissent la part belle aux effusions émotionnelles et à la déformation des corps et des visages. Une véritables galerie de créatures, tantôt à forme humaine, souvent cauchemardesques, nous est présentée au fil des chambres traversées par Alice, alors que l’on découvre en parallèle le contenu des quelques jours qui précèdent son arrivée au sein du Manoir, dont la porte d’entrée se trouve être…un livre ressemblant trait pour trait à celui que nous tenons nous-mêmes en main…

Tout n’est qu’interprétation

© by MACCHIRO / Creative Entertainment

Alors que le récit progresse et que le corps d’Alice continue de se détériorer à un rythme alarmant, il semble quasiment certain qu’elle ne pourra pas arriver au bout de son projet d’évasion. Ophis entame un cycle de révélations qui font basculer le récit dans une nouvelle dimension. Une nouvelle étape que je vais m’efforcer de ne pas décrire, car dès lors chaque élément n’est plus à prendre au pied de la lettre, mais comme une bribe de sens (ou de non-sens) à interpréter. La première partie de Bibliomania est assez linéaire, et propose des thématiques claires, visibles, et donne assez d’indices pour que la lecture soit fluide. Mais lorsqu’arrive la seconde moitié de l’œuvre, c’est désormais à vous lecteur, lectrice, de faire le travail. Tout n’est plus que métaphore. Tout n’est plus que pistes nébuleuses qui, si on tend assez l’oreille, viennent en écho à d’autres qui étaient ouvertes sous nos yeux depuis le début. L’interprétation de ce qui nous est montré devient une absolue nécessité, sous peine de sortir d’un récit qui ne semble plus avoir ni queue ni tête. Plusieurs jours après avoir moi-même terminé ma lecture, je pense avoir trouvé une théorie qui me convient, mais celle-ci est intimement liée à ma vision du monde et à celle de son futur. Aussi, même si j’aime à penser qu’Orval a souhaité dépeindre certains pressentiments que je partage avec lui, il ne s’agit que de mon prisme de lecture, que je projette peut-être sur une toile blanche. Mais cela veut au moins dire que Bibliomania est un livre assez riche, assez puissant, assez évocateur et assez audacieux pour nous laisser seul.es face à lui. Alors qu’il décrit un voyage dans certains tréfonds de l’humanité, il nous invite en même temps à une certaine introspection. Les sensations que provoqueront l’épopée d’Alice sur vous dépendront de ce que vous êtes. Sa lecture révèlera peut-être de choses en vous, dont certaines que ne voulez pas voir, ou que vous ne comprendrez pas.

Car je n’ai évoqué ici que la métaphore principale, celle qui court du début à la fin du manga. Mais Bibliomania regorge de sous-intrigues, de sens cachés, de portes dérobées. A la manière d’un code qu’il faut décrypter, il ne révèlera tous ses secrets qu’à celles et ceux qui prendront le temps de le parcourir longuement et plusieurs fois. Sa dimension énigmatique est à nouveau sujette à beaucoup d’interprétation, demande de formuler des hypothèses à vérifier à partir de chaque détail contenu dans les 336 pages de ce grimoire. Le rapport au réel, à la fiction et plus particulièrement au livre et aux mots sont par exemple autant de thèmes sous-jacents qu’il m’a semblé percevoir parmi tous les autres. Mais au delà des interrogations que l’histoire laisse en suspens, préférant volontairement ne pas y répondre, il reste à Bibliomania une époustouflante direction artistique. Gothique, baroque, saisissante à bien des égards. Celle-ci, en symbiose parfaite avec le propos foisonnant son histoire laisse le sentiment d’avoir jeté un coup d’œil fugace dans une abîme insondable, peuplé de forces qui nous dépassent, desquelles nous sommes victimes, et qui auront sans doute notre peau. Une lecture profonde, puissante, dérangeante aussi. Qui m’a laissé comme orphelin de quelque chose dont je n’étais même pas conscient, seulement accompagné du sentiment qu’il s’agit effectivement d’une histoire qui ne ressemble à aucune autre, mais qui, en même temps, semble avoir été construite à notre image.

  • Bibliomania sera disponible en librairie le 29 mars aux éditions Mangetsu.

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