Parmi les « stars » qui ont émergées dans le monde des comics ces dix dernières années, on compte Tom King. Très attaché à l’univers DC malgré une pige pour Marvel qui lui a valu un énorme succès avec le fantastique La Vision (2016), il a aussi séduit son monde avec Mister Miracle (2018) et un run sur la série principale Batman (2018). De quoi le placer parmi les auteurs de comics les plus influents aujourd’hui, à tel point qu’on lui a mis entre les mains le personnage d’Adam Strange pour un Strange Adventures dont il est question aujourd’hui, où il se réapproprie le personnage et y greffe de nombreuses thématiques qui lui sont chères.
Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.
L’imperfection héroïque
Adam Strange est un héros : en racontant ses exploits sur la planète Rann dans un livre, l’archéologue devenu justicier est un véritable super héros aux yeux du public Terrien. Célébré pour son courage et ses valeurs, il se retrouve à dédicacer son autobiographie dans diverses boutiques. Jusqu’à ce qu’en pleine séance, un homme mystérieux vient lui cracher à la figure, lui disant qu’il est coupable en réalité de crimes de guerre sur Rann. En une planche, Tom King fait basculer son personnage dans une quête d’innocence, mais aussi une forme d’introspection sur ce qu’il a réellement fait dans cette contrée lointaine qu’il pensait avoir sauvée. Sa réputation tombe en disgrâce et, pour tenter de la sauver, il fait appel à Batman, plus grand détective du monde, pour enquêter sur lui, confiant qu’il prouverait son innocence. Mais Batman refuse, trop proche de Adam Strange et ainsi trop partial dans cette affaire, il missionne alors Mister Terrific, chargé d’aller au bout de l’affaire et de faire la lumière sur la culpabilité, ou non, de Strange. On sent vite que Tom King veut écrire un récit dans l’intimité des super-héro·ïne·s, avec un héros qui tente de faire face aux accusations en cherchant le soutien d’Alanna Strange, sa femme et héroïne de Rann elle aussi. Elle apparaît comme plus stable, plus forte même que son mari, prête à tout pour laver son honneur et pour lui offrir une grandeur qu’elle considère méritée. Indissociables du succès et du courage, le couple ne pourrait pas exister sans avoir ces rôles de figures héroïques.
Tom King y aborde la perfection ou non des héros et héroïnes, leur capacité à passer outre les critiques et à exister en dehors de leurs fonctions. Mais il parle aussi d’autres thématiques autour des moyens utilisés pour faire le « bien » : la violence, la guerre, le droit à la vengeance ou encore les méthodes employées pour arriver à ses fins. Adam Strange se voit opposé à la Ligue de Justice, lui incarnant la défense d’un peuple à tout prix, quitte à déroger à ses propres valeurs, tandis que la Ligue incarne un idéal de justice qui semble parfois démodé. A tel point que le récit raconte une certaine opposition médiatique, parfois, à la Ligue de Justice de Batman et Superman, par des gens qui affirment s’opposer à la « bien-pensance » et au « politiquement correct », vantant au contraire les méfaits supposés de Strange sur Rann en affirmant que la fin justifie les moyens. Strange Adventures est extrêmement dense et généreux, s’intéressant de près à l’intimité d’un couple pour mieux interroger la figure héroïque et ses conséquences dans un monde où ces personnes pleines de pouvoirs font la pluie et le beau temps. Il y a eu énormément de récits sur ce thème, mais Tom King a pour lui une finesse d’écriture sans égal avec des éléments très personnels qu’il parvient à incorporer dans l’histoire de Strange.
Un récit très personnel
C’est en effet très finement écrit, très référencé du côté littéraire, il y a une véritable réflexion sur le sens du statut de héros, sur le droit ou non à combattre, sur les droits qu’ils et elles s’arrogent parfois au nom de la justice. Mais aussi une superbe réflexion sur les crimes de guerre et sur leur traitement judiciaire et médiatique. Des idées extrêmement importantes pour Tom King, lui qui a fait la guerre en Irak (comme il le racontait très justement dans le superbe Sheriff of Babylon en 2015) et qui ne cesse de remettre en cause les actes et violences commises au nom d’une idéologie très américaine. Une sorte de croyance que la guerre justifie certains actes, avec comme point de mire une liberté hypothétique, qu’il dénonce habilement dans Strange Adventures en mettant Adam Strange dans la peau de celui qui, face à l’horreur des crimes commis en temps de guerre, a peut-être fini par abandonner sa propre humanité en se réfugiant derrière l’idée que cela servait une cause juste. Et à cela s’ajoutent des dessins incroyables de Mitch Gerads, qui a déjà travaillé avec Tom King sur Sheriff of Babylon justement, ainsi que Mister Miracle. L’artiste, qui est certainement l’un des plus talentueux de la génération, multiplie les styles selon les époques : qu’il s’agisse de l’intimité du couple Adam-Alanna au présent, la guerre sur Rann au passé ou les missions d’Adam au sein de la Ligue de Justice, le dessinateur offre de multiples facettes à son dessin pour bien marquer les ambiances et les images très différentes que renvoie Adam au public selon les époques. La figure héroïque sur Rann laisse par exemple place à un trait plus marqué, plus humain, plus imparfait dans les séquences au présent où il est aux prises avec un public qui l’accuse de tous les maux.
Je suis client chaque fois que Tom King est à l’écriture, un peu plus encore quand il s’associe à l’excellent Mitch Gerads, et ce Strange Adventures ne déroge pas à la règle établie (par moi-même) selon laquelle Tom King équivaut nécessairement à un grand moment de lecture. Captivant chaque fois qu’il aborde la guerre, touchant et prenant dans l’intimité et les doutes du couple formé par Adam et Alanna Strange, jusqu’à franchement surprendre et passionner dans un final incroyablement maîtrisé, Strange Adventures est l’un des très grands comics de l’année qu’il serait bien dommage de rater.
- Strange Adventures est disponible en librairie aux éditions Urban Comics depuis le 29 avril 2022.