Aux cinéphiles, Paprika évoque le film de Satoshi Kon sorti en 2006, un univers psychédélique où l’on explorait les rêves de ses personnages. Mais avant d’être ce film plébiscité, qui a marqué son époque et qui a influencé d’autres cinéastes (comme Christopher Nolan qui le citait en référence pour son Inception), Paprika était un roman. Publié en 1993, le roman est écrit par Yasutaka Tsutsui, auteur Japonais de science-fiction à qui l’on doit de très nombreuses œuvres. Si quelques-uns de ses romans ont déjà été traduits en Français, comme La Traversée du temps (1967, également adapté en film d’animation), Paprika n’avait étonnamment jamais bénéficié d’une traduction. C’est une erreur réparée, puisque Ynnis Éditions s’attaque à ce monument de la science-fiction Japonaise en sortant l’histoire en deux tomes, dont le premier est paru le 14 avril, en attendant la suite en fin d’année.
Critique réalisée à partir d’un exemplaire envoyé par l’éditeur.
Paprika raconte l’histoire de Atsuko Chiba, une psychothérapeute réputée, en lice pour le prochain prix Nobel. Mais cela suscite des jalousies et une guerre de pouvoir au sein de l’institut où elle exerce. À tel point que des événements étranges commencent à s’y dérouler, faisant risquer des révélations sur ses activités nocturnes. En effet le soir elle devient Paprika, son alter ego qui explore les rêves de ses patients (exclusivement des hommes) pour mieux les soigner.
Alter ego
Maître de l’animation Japonaise, Satoshi Kon a avait déjà connu un succès retentissant avec une première adaptation d’un autre roman, Perfect Blue. Un exploit réédité quelques années plus tard avec son adaptation de Paprika, qui donnait vie à l’œuvre de Yasutaka Tsutsui. Et c’est ce qui nous intéresse aujourd’hui, puisque sans s’attarder sur les qualités déjà bien connues du film, c’est celles du roman qui sont à l’ordre du jour. Un roman jamais édité en France, jusqu’à cette année, donnant enfin l’occasion de nous plonger dans l’une des œuvres les plus populaires du romancier Japonais. Et disons le de suite, on n’est pas déçus du voyage. Allant bien plus loin que le film, le livre s’intéresse profondément à chacun de ces curieux personnages, tous affublés d’une caractéristique qui a tendance à les rendre pathétiques. Du thérapeute au physique « disgracieux » (avec une grossophobie latente, on ne va pas se le cacher) et à la personnalité enfantine, au sous-directeur qui se prend pour un séducteur en cachant son complexe d’infériorité, la formidable galerie de personnages imaginée par Yasutaka Tsutsui nous emmène dans un institut assez improbable. Les scientifiques y utilisent des machines capables d’observer les rêves des patients, les reproduisant sur des écrans, avec même l’opportunité de s’y infiltrer pour vivre les rêves en leur compagnie. Dans ce monde imaginaire, de telles procédures sont utilisées pour traiter névroses, dépressions et autre schizophrénies, offrant à l’une de ses créatrices, l’héroïne du bouquin Atsuko Chiba, une bonne chance pour le prochain prix Nobel. Mais ce qui fait le sel du livre, c’est les luttes internes que de telles découvertes peuvent provoquer au sein de l’institut, entre les nombreux sous-directeurs qui se voient calife à la place du calife et les pratiques de Paprika, l’alter ego de Atsuko, qui soigne quelques patients « VIP » en explorant leurs rêves. Si son identité reste secrète pour la plupart des gens, c’est parce que ses patients sont essentiellement des personnalités publiques qui ont tout à perdre si on apprenait qu’elles ont besoin d’un quelconque soutien psychologique. Alors les choses partent dans tous les sens, avec Paprika/Atsuko coincée au milieu du capharnaüm que devient l’institut, et rapidement les choses prennent une tournure plus mystérieuse, à la limite du thriller. Et c’est là qu’excelle l’auteur.
Les dialogues sont ciselés et profitent d’une traduction française d’excellente qualité, les personnages échangent sans cesse et multiplient les sarcasmes, les petites piques lancées ici et là autour de faux-semblants qui permettent à chacun·e de dissimuler ses véritables intentions. On prend un plaisir terrible à découvrir ces nombreuses personnalités, et encore un peu plus avec l’héroïne qui elle-même incarne deux personnages complètement différents. Atsuko est une scientifique renommée, respectée, au professionnalisme sans limite. Le soir, elle est Atsuko, sorte de pseudo-femme fatale à l’allure plus jeune, qui séduit autant ses patients qu’elle leur apporte le traitement dont ils ont besoin. Il y a beaucoup de belles idées autour du personnage, notamment sur cette manière de s’approprier les codes de la femme fatale, ce qui donne une envergure intéressante au personnage. Paprika est aussi rassurante qu’inquiétante, rendant le roman encore plus perturbant. Et cela passe évidemment par la qualité de l’écriture, chaque événement en apparence sans intérêt est raconté avec une ironie assez géniale, où le pathétique de certains personnages donne une humanité savoureuse au roman. D’autant plus que Yasutaka Tsutsui, même s’il adore divaguer dans Paprika et se perdre dans des détails, ne perd jamais de vue le rythme de son histoire qu’il mène plutôt bien, à tel point que les quelques pages finissent par tourner d’elles-mêmes avec l’envie d’en lire encore plus.
Le sens des mots
Il y a toujours quelque chose de mystérieux, d’inquiétant en suspens, dans une histoire qui mêle la science-fiction au fantastique, avec ses rêves psychédéliques et souvent déstabilisants. Des animaux aux têtes d’humains, des pastiches de films connus, des scènes d’horreur, les rêves sont un moyen pour l’auteur d’amener son histoire sur des terrains inattendus. Et c’est un mélange qui se laisse lire avec un plaisir non dissimulé. Il y a toujours une irrémédiable envie de lire la suite tant l’histoire accroche et passionne, et ce sera d’autant plus difficile d’attendre le second et dernier tome qui ne sortira qu’en fin d’année. Il y a pourtant quelques éléments qui font tiquer avec quelques relents de sexisme, tant dans la caractérisation de Paprika que dans la mise en scène de ce qu’il lui arrive. Le pire étant un chapitre en particulier, où une expérience traumatisante est terriblement dérangeante tant dans la manière de la raconter que dans ses conséquences immédiates. Ce passage n’est franchement pas brillant, mais il n’occupe heureusement qu’une petite partie du roman.
L’histoire de Yasutaka Tsutsui offre une plongée passionnante dans un monde fait de science-fiction et de psychanalyse. S’il est daté sur quelques concepts et idées, Paprika n’en reste pas moins un thriller captivant qui manie avec aisance une galerie de personnages surprenante, arpentant différents genres grâce à leurs personnalités étonnantes et leurs rêves psychédéliques. Il y a quelque chose d’hypnotisant dans ce roman, quelque chose qui nous pousse à lire la suite avec une curiosité presque malsaine pour la prochaine scène qui va raconter les tréfonds de l’âme d’un patient à la vie bouleversée. C’est un grand roman, et c’est un plaisir de le voir enfin arriver avec une excellente traduction française.
- Le tome 1 de Paprika est sorti le 14 avril 2021 chez Ynnis Éditions.