Lorsqu’Alex Chen débarque à Haven Springs, charmante petite bourgade minière nichée au creux des montagnes du Colorado, elle se trimballe bien plus de bagages que le simple sac qui se balance dans son dos. Sur ses vingt et une années d’existence, la jeune femme en a passé presque la moitié brinqueballée de familles d’accueil en orphelinats. Huit ans sans réel foyer, huit ans sans être véritablement adoptée ; avec pour seule constante la sensation de n’appartenir à rien ni personne. Ni même de s’appartenir vraiment.
Huit ans séparée de Gabe, son frère aîné, qui vient la retrouver à la descente du bus sur ce petit pont fleuri. Des retrouvailles où excitation et appréhension dansent maladroitement ensemble. Avec Gabe pour guide, Alex découvre Haven Springs, ses hauts lieux, ses principales figures. Première journée où se mêlent déjà toutes sortes d’émotions, première journée qui s’achèvera par un drame et lancera Alex à la recherche de réponses. Sur le monde qui l’entoure et les évènements qui ont frappé la petite communauté de Haven Springs ; sur elle-même.
Knockin’ on Haven’s Door
Après un road trip mouvementé dans le sillage des frères Diaz avec Life is Strange 2, c’est donc dans les Rocheuses que ce nouvel épisode de Life is Strange nous propose de faire escale. Dontnod a de nouveau passé le flambeau au studio Deck Nine Games qui, en 2017, s’était déjà occupé avec brio de Before the Storm, prélude au premier opus de la saga. Si à cette époque, prequel oblige, les développeurs avaient dû composer avec un univers et certains personnages préexistants, pour True Colors, ils ont pu partir sur une toute nouvelle histoire, dans un tout nouveau lieu, avec de nouveaux personnages (ou presque car on retrouve Steph Gingrich, qu’ils avaient introduit dans Before the Storm et qu’ils ont emmenée avec eux pour cette nouvelle aventure, de même que pour le DLC Wavelengths dont elle est la protagoniste). Un choix murement réfléchi quand on sait que le studio travaille sur le projet depuis quatre ans. Et un choix tout à fait opportun puisqu’il permet d’élargir l’univers de la licence.
Nous posons donc nos bagages à Haven Springs, plus communément appelé Haven par la population locale. La petite ville est superbement mise en scène et c’est un plaisir de pouvoir s’y balader. Les couleurs sont vivantes, l’architecture impeccable avec ses bâtiments à l’identité marquée, oscillant entre réalisme et ce qu’il faut d’effet « carte postale » pour se sentir tout autant chez soi qu’en voyage (il faut préciser que Deck Nine est en terrain connu, le studio étant basé dans le Colorado). Suivant le moment de la journée durant lequel on arpente les lieux, on aura toujours ce mélange de sensation familière et de redécouverte.
Les habitants de Haven ne sont pas en reste. Ils ont bien souvent quelque chose à raconter et, pour peu que l’on soit attentif, on peut suivre des petites histoires se développer au fil du temps. Ce sentiment de vie est renforcé par le flux régulièrement actualisé de MyBlock, réseau social local sur lequel tout ce petit monde interagit, qu’on peut consulter via le smartphone d’Alex. Parmi ces habitants, il y en a bien sûr certains plus importants que d’autres. Ils forment une galerie de personnages bien travaillés, échappant aux clichés pour peu qu’on prenne vraiment le temps de les découvrir. Deck Nine avait déjà réussi sur ce point avec Before the Storm, mais avec True Colors ils élèvent encore plus le niveau en terme de qualité d’écriture. Ce qui est pour le mieux car le titre repose essentiellement sur les personnages, tout comme le pouvoir de sa protagoniste.
A Girl and Her Power
Alex possède un pouvoir d’empathie qui lui permet de voir des auras de couleur entourant les personnes avec qui elle parle, voire même certains objets. Ces auras de couleur symbolisent des émotions. Les décoder permet à la jeune femme de ressentir ce que vivent les gens ainsi que les pensées liées à ces émotions. Bleu pour la tristesse ou encore rouge pour la colère (pour ne citer que ces deux exemples), ces couleurs peignent le monde et les gens qui entourent Alex. Une toile en perpétuel mouvement que la jeune femme peut choisir ou non d’impacter. Visuellement le studio américain a fait un très joli travail. Tout est fluide et naturel et bien vite on se fait à la mécanique qui permet d’activer ce pouvoir et donc d’en apprendre plus sur les personnes avec qui on parle pour ainsi débloquer de nouveaux dialogues, de nouvelles scènes. Mais il faut faire attention à cette utilisation car les émotions puissantes peuvent être volatiles et Alex peut en subir les conséquences. Que ce soit par des mots mal placés, ou alors en recevant une vague d’émotions qui va la submerger. Et contrairement à Max qui pouvait, dans le premier Life is Strange, rembobiner le temps pour se donner une nouvelle chance, Alex n’a que le moment présent pour influer sur le cours des choses, sur la vie des gens. Et sur la sienne.
Nouvelle héroïne dans la licence, Alex Chen est merveilleusement bien écrite (et tout aussi merveilleusement bien interprétée par l’actrice Erika Mori). Deck Nine avait déjà réussi l’exercice périlleux de développer avec subtilité Chloe Price dans Before the Storm ; ici ils introduisent une jeune femme à laquelle il est impossible de ne pas s’attacher.
Malmenée par la vie, Alex a connu trop de déboires et de familles d’accueil à seulement vingt et un an. Et à la différence de Max Caulfield ou encore de Daniel Diaz, elle vit avec son pouvoir depuis longtemps. Un pouvoir d’empathie dont elle ne sait quoi faire tant il peut l’infecter. Il suffit de lire de vieux sms sur son smartphone pour comprendre à quel point elle le considère comme une malédiction et non une bénédiction. Car s’il peut lui permettre de se rapprocher parfois des gens, la plupart du temps il les en écarte de sa vie, les repoussant si loin qu’ils disparaissent de cet horizon qu’elle n’arrive même plus à percevoir.
Alex cherche pourtant cet horizon. Venir à Haven Springs et revoir son frère aîné pourrait l’aider dans cette quête, même si elle a tant de mal à croire à la possibilité d’un véritable futur. L’accident tragique qui emporte Gabe alors qu’ils viennent à peine de se retrouver va tout bouleverser. Pour le meilleur ou le pire suivant les choix qu’elle fera, et nous avec elle.
All The World’s a Stage
Il y aurait tant de choses à raconter sur l’œuvre que nous propose Deck Nine, les personnages et les lieux qui la peuplent, ces petites histoires qui fourmillent et vibrent de telle ou telle couleur. Je pourrais parler de ces bornes d’arcade aux jeux démodés sur lesquelles Alex peut passer le temps, de ces objets qui semblent anodins, traînant ici ou là, et qui pourtant recèlent des souvenirs intimes qui ne demandent qu’à être ravivés. Je pourrais évoquer ces parties de babyfoot servant de catharsis à une jeune femme qui se réfugie bien trop souvent dans sa cabine de radio, le son à fond, pour éviter d’extérioriser ses peurs et ses peines. Ou encore ce vieil homme qui, le temps d’une danse sur une ballade jazz, peut se remémorer des pas tant de fois partagés avec celle qui n’est plus depuis longtemps et qui pourtant est toujours bien présente.
Il y aurait tant des choses à raconter. Mais ce sont des choses à vivre, des gens à rencontrer. De petits et grands moments qui tournent et tournent comme ces vinyles dans le jukebox de la taverne de Haven. Des émotions que l’on découvre, que l’on ressent, kaléidoscope de couleurs que l’on doit apprendre à accepter même si parfois elles peuvent nous aveugler.
Alex tient un journal dans lequel elle inscrit les émotions ressenties et absorbées au gré des rencontres marquantes qu’elle a faites. C’est une carte intime qui lui permet de savoir où elle en est car son pouvoir est tel qu’elle ne sait plus parfois si une émotion lui est propre ou alors seulement un écho de ce qu’elle a perçu chez autrui. Pour exorciser cela, elle transforme les maux en mots, les mots en paroles, griffonnant couplets et accords de chansons que seules les pages de son carnet chantent en secret. L’utilisation de la musique a toujours été une marque de fabrique des jeux Life is Strange, mais jamais son importance n’avait été aussi grande qu’avec True Colors. Alex est une musicienne dans l’âme. La guitare est son ancre, sa voix le conducteur principal des émotions qu’elle ne sait trop comment évacuer. Mais comment pouvait-il en aller autrement pour une jeune femme possédant le pouvoir d’empathie ?
Peu importe qui l’on soit, où que l’on soit, la langue que l’on parle, la musique est un vecteur d’émotions. Elle connecte les gens, les lie autour de mêmes sons. Que l’on joue d’un instrument ou non, d’une certaine manière, dans la vie, nous faisons toutes et tous de la musique. Sans forcément nous en rendre compte, nous entonnons des mélodies, assurons des accompagnements. C’est un besoin presque inconscient, qui nous pousse à rechercher une scène sur laquelle nous exprimer, d’autres musiciens et musiciennes avec qui nous accorder. C’est ce qu’Alex souhaite désespérément trouver : une scène. Juste une scène. Une scène qui l’accepte enfin, une scène sur laquelle elle se sente bien. Une maison en quelque sorte. Et puis quelques personnes avec qui jouer, peu importe si parfois il y a des fausses notes. Une famille en fin de compte.
Right Where You Belong
La vie est étrange. Elle voit des papillons bleus déclencher des tempêtes, des hurlements de jeunes loups en cavale déchirer des murailles. Avec True Colors, Deck Nine apporte une nouvelle pierre à cet édifice fait d’aventures et d’émotions. Moins fracassante en surface, elle infuse longuement, profondément. À tel point qu’il sera impossible d’oublier Alex Chen, son besoin d’appartenir à un lieu, à une communauté, d’appartenir enfin à elle-même, à un présent tangible dans lequel on l’accepte et où elle s’accepte ; percevoir alors un horizon dégagé, un futur où elle a toute sa place. Où elle a une vie, tout simplement.
- Life is Strange: True Colors est disponible depuis le 9 septembre sur PC (Windows), Xbox One et Xbox Series X|S, PlayStation 4, PlayStation 5 et Nintendo Switch.