Un oiseau à l’allure fantasque est séparé de sa famille, poursuivi par une étrange nuée sombre aux intentions néfastes. Terrifié, l’oiseau trouve refuge sur le toit d’un phare décrépi et misérable. Alors que l’animal est sur le point de se faire submerger par la nuée noire, le phare émet quelques étincelles et braque son faisceau lumineux sur le nuage, le dispersant. Rassuré et apaisé, l’oiseau se roule en boule et s’endort en tout sécurité. Jusqu’au lendemain… où le phare se réveille. Bascule d’un côté et de l’autre, s’effondre à terre, sa tour détachée de son socle. Mais les bris de pierres et de branches au sol s’animent alors pour lui créer des pattes. Le voilà qui se déplace, maladroitement, qui apprend à marcher avant de s’enhardir.
Notre petit phare vient de se réveiller d’un long sommeil. Et avec notre oiseau curieux et attachant, il est prêt à explorer la terre mystérieuse qui s’étend à l’horizon.
Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’un exemplaire numérique du jeu par l’éditeur.
Trouver un sens ou trouver un chemin

Keeper, Double Fine Productions, 2025
Double Fine Productions a l’habitude des jeux vidéo un peu décalés, déjantés, comme en témoigne un certain Psychonauts 2. Le studio a aussi une patte artistique bien reconnaissable. Keeper n’échappe pas à la règle. Mais avant de vous parler de toute la beauté étrange du jeu, parlons gameplay.
Keeper est un court jeu d’exploration et d’énigmes légères, et à ce point, on aurait pu se dire qu’il avait une fabuleuse direction artistique mais des mécanismes simplistes, comme d’autres jeux indépendants. Mais ici, la simplicité est voulue. Il y a des ennemis, des obstacles, mais pas de combats en soi. Les énigmes sont visuelles, nécessitant d’examiner l’environnement et d’interagir pour en venir à bout, avec des mécanismes plutôt faciles à trouver. Notre oiseau, Twig, sera d’ailleurs d’une aide précieuse. On peut l’envoyer soulever des objets ou les arracher à des lianes, tourner des mécanismes, ou l’utiliser comme « poids » pour déclencher des ouvertures de portes.
Notre phare est quant à lui persévérant. Outre la marche, il peut tout de même grimper sur certains rebords, traverser des étendues d’eau… Son faisceau lumineux peut s’utiliser aussi bien pour illuminer et réveiller les fleurs, la végétation alentours et les faire croître, que pour disperser la nuée sombre ou actionner des mécanismes. La lumière éclaire, protège et fait grandir…. D’autres éléments surprenants permettent de diversifier le gameplay. Par exemple un niveau où les cotons de fleurs s’accrochent au phare, lui permettant de bondir et planer. Ce ne sera d’ailleurs pas la seule surprise niveau gameplay. Mais je vous laisse savourer cette découverte avec autant de joie et d’enthousiasme que moi !
On peut le voir, les mécanismes de jeu sont certes simples, mais finement utilisés et renouvelés au moment où on pourrait s’en lasser. Se frayer un chemin dans ce monde tantôt endormi, tantôt délabré, mais surtout enchanteur, n’est pas de tout repos. Après tout, un ennemi – surnommé le Déclin, si l’on s’en réfère aux descriptions des trophées – rôde et nous attaque à plusieurs reprises. En parlant d’histoire, rien ne sera dit explicitement dans ce jeu sans dialogues. A vous de découvrir, d’interpréter, d’imaginer, même si les trophées pourront vous raconter un bout d’intrigue. Personnellement, j’ai préféré me laisser porter par la magie environnementale du jeu.
Une direction artistique faite de l’étoffe des rêves

Keeper, Double Fine Productions, 2025
Car au-delà de son duo de personnages originaux, ce sont l’ambiance et les paysages de Keeper qui sont d’une folie créative incroyable. Il fallait déjà partir sur l’idée d’un protagoniste phare. Qui aurait pu croire que nous en incarnerions un, un jour, dans le monde du jeu vidéo ? Mais l’univers qui s’offre à nous n’est pas en reste, loin de là.
Au cours des six heures de mon voyage, d’autres visuels, d’autres palettes, me sont venues à l’esprit. Les couleurs tantôt violettes, tantôt vives et éclatantes, du film Coraline de Henry Selick, avec sa technique de stop-motion si singulière. Les décors mouvants et aussi enchanteurs que sombres de l’Étrange Noël de Monsieur Jack de Tim Burton. La musique si hors du monde, et les couleurs acidulées, psychédéliques, du film Annihilation d’Alex Garland. Les rayonnements et les arbres stylisés de Firewatch. Le réalisme magique et les ambiances si différentes des chambres dans What remains of Edith Finch. Les particules de lumière évanescentes et troubles dans les décors de Clair Obscur : Expedition 33, avec ses paysages fantastiques. Certains niveaux oniriques, entre féerie et merveille, d’Alice : Madness Returns.
Keeper m’a évoqué toutes ces œuvres, parce que son essence appartient au territoire du rêve.
Où qu’on pose le regard dans Keeper, chaque élément bouge, vacille et respire. Tout est foisonnant, parcouru de lumière, de mouvement et d’ombres, en arrière-plan ou sous nos yeux. La caméra nous offre des plans fixes, ce qui rend parfois la lisibilité des décors un peu difficile. Mais cela dévoile chaque aspect et recoin de ce monde, parfois non visibles du point de vue du phare.
Ici et là d’étranges petites créatures mangent des herbes lumineuses ; des pierres animées tremblent et se font passer pour mortes quand le phare les éclaire ; des petits yeux nous observent depuis des cavités ocres. Des plantes bruissent au gré du vent, des oiseaux s’agitent et picorent, là-bas et ailleurs. La faune et la flore sont vivantes, conscientes du trajet du phare, s’arrêtant pour le regarder avec curiosité. Parfois, nous aidons quelques-unes de ces créatures, petits êtres chétifs ou bien massifs, semblables à des tortues ou baleines géantes qui se seraient mélangées à de la roche.
L’environnement nous raconte des choses, ici et là, sur le passé de cet espace. Le phare, évidemment géant (même s’il nous paraît bien petit dans cet univers), dépasse les anciennes maisons présentes et les écrase. Tout comme il pourfend les racines, arrache les lianes, détruit de petits rochers et coquilles sur son passage. L’humanité semble dater d’il y a bien longtemps ; le phare était lui-même en sommeil et bien décrépi, de prime abord. On retrouve de temps en temps des vestiges, comme ces glyphes qui nous content un peu l’histoire énigmatique de cet univers.
Une chose est sûre : l’humanité appartient désormais au passé. L’écosystème a repris ses droits, conquis l’espace, mais en s’appropriant cette civilisation. Les entrelacs des branches et des racines se mêlent à d’anciens tuyaux et parois de maisons. Les animaux croisés semblent aussi organiques que composés de morceaux de métal. Le phare lui-même se reconstruit avec des éléments de la nature sans oublier le côté métallique et industriel de son être, profondément résilient. D’ailleurs, ses métamorphoses sont traitées avec une finesse rare, évoquant le passage du temps et la nécessité de l’adaptation pour renaître.
Nature, végétation, être vivants, fragments de l’ancien monde : cela contribue à donner cette atmosphère si particulière à Keeper, fauve et poétique. Que l’on soit sur une falaise, dans des cavernes étroites et sombres, ou bien naviguant sur l’eau, Keeper est une merveille pour les yeux. L’ensemble grouille de détails soigneusement agencés. Les structures naturelles ou mécaniques sont gigantesques, mêlant la beauté de la nature et les ruines d’un monde humain disparu. Malgré la taille du phare, on se sent petit face à cette immensité. L’harmonie de cette contrée est malheureusement menacée par un ennemi commun : le déclin, que notre protagoniste cherche à vaincre.
Une contemplation douce et ambrée

Keeper, Double Fine Productions, 2025
Plus d’une fois, je me suis arrêtée pour simplement observer, contempler. Les reflets du ciel et de l’eau, la beauté des rayons de soleil ou de la nuit, la diversité d’une végétation luxuriante et automnale, la tranquillité du petit monde marin aux îles illuminées. Les couleurs vives et baroques des décors semblent sortir tout droit d’un tableau surréaliste voire psychédélique. Un monde fantasmagorique, chatoyant, digne des rêves, composé de roches, de coraux, de fleurs, de rouages, d’une montagne enneigée, de fleurs de coton rose barbe à papa, ou encore de coquillages géants.
Keeper est un monde sauvage, empreint de vestiges autant que de vies grouillantes. Son surréalisme donne l’impression de vivre un film d’animation, de se déplacer dans un conte aux nuances vives et dorées, mêlant fantastique, ferrailles, faune et flore. Un monde bienveillant, où les différentes créatures s’entraident. Où la vie, au fil des saisons, se poursuit et permet à chacun d’évoluer et de grandir. Notre phare ne fait pas exception, maturant et se métamorphosant à sa manière, se relevant après chaque chute avec obstination, après un temps de mue nécessaire.
Il nous plonge dans un véritable songe de couleurs, de lueurs diaphanes, de poésie et de douceur, avec sa logique des rêves bien à lui.
Keeper est le jeu dont on ignorait avoir besoin pour accompagner la saison automnale, non pour se faire peur, mais pour savourer la beauté de la nature. Pour se rappeler les transformations en cette saison, les nuances colorées et fantasques d’une nature qui rougit ; et son appel au changement, à la continuité de la vie et des cycles.
- Keeper est disponible sur PC et Xbox Series depuis le 17 octobre 2025.