Le racisme et le rejet des autres comme moteur de l’horreur est un procédé efficace, comme l’a prouvé Get Out en 2017. Mais cela n’est pas limité au cinéma : les comics, eux aussi, savent manier l’horreur et s’emparer de sujets de société, chose que fait admirablement bien Infidel de Pornsak Pichetshote, avec des dessins de Aaron Campbell. Un récit glaçant où l’islamophobie est incarnée par un bâtiment hanté.
Le djinn se cache dans les détails
Infidel raconte Aisha, une américaine d’origine pakistanaise, de confession musulmane, qui emménage avec son fiancé blanc dans un vieil immeuble qui a subi un drame quelques mois plus tôt. Une explosion, que la presse s’est empressée de qualifier d’attaque terroriste compte tenu du fait qu’un locataire d’origine arabe serait responsable, sans pourtant n’avoir pu recueillir de preuves tangibles en ce sens. Si Aisha, son fiancé et la fille de celui-ci décident d’emménager là, c’est pour rejoindre la mère du fiancé, qui a décidé de rester là malgré le drame survenu, et lui apporter un certain soutien moral. Pourtant la relation entre Aisha et sa belle-mère a mal débuté, celle-ci ayant montré une hostilité certaine à l’encontre de sa religion, mais Aisha est convaincue que celle-ci a changé avec le temps. Le récit prend alors immédiatement une tournure horrifique. D’abord dans le comportement du voisinage, qui rejette immédiatement Aisha en lui jetant des regards au mieux désapprobateurs, au pire franchement haineux, mais aussi avec une belle-mère qui apparaît parfois méfiante derrière une façade bienveillante, tandis que le fiancé ne cesse de rappeler à Aisha qu’elle doit se méfier d’elle, la qualifiant de manipulatrice. Pire encore, l’héroïne se trouve vite en manque de sommeil, victime de cauchemars absolument insupportables, où des créatures plus vraies que nature semblent vouloir la dévorer.
Et cette horreur n’est rapidement plus cantonnée aux cauchemars : dès le premier chapitre, on s’aperçoit que les cauchemars s’accompagnent d’hallucinations pendant la journée, jusqu’à pourrir la vie de Aisha qui perd pied peu à peu, jusqu’à ce qu’un nouveau drame survienne. L’auteur utilise ces créatures comme métaphore d’une hystérie qui entoure « l’attentat » commis précédemment, la recherche absolue d’un coupable idéal menant tout le monde à désigner l’arabe de l’immeuble comme l’évident responsable. Une histoire qui se répète alors avec Aisha qui, après la survenance d’un drame, se voit pointée du doigt, tandis que le piège des créatures semble se refermer sur un immeuble devenu maison hantée, où chaque recoin peut abriter une créature prête à dévorer ses locataires. Dans l’esprit d’un film d’horreur fondé sur les esprits et les croyances religieuses, l’auteur utilise une certaine dimension mystique pour justifier l’apparition de ces monstres, sans nécessairement chercher à leur apporter d’explication matérielle. Ces créatures sont en effet simplement les incarnations d’un rejet, d’une islamophobie latente qui dévorent peu à peu les personnages de confession musulmane, mais aussi celles et ceux qui se laissent consumer par cette haine.
Vieux démons
Plus encore qu’une simple métaphore, l’auteur l’agrémente d’une quête de vérité assez captivante, où Aisha, puis sa meilleure amie Medina, tentent de trouver une explication aux phénomènes surnaturelles qui surviennent dans cet immeuble. En enquêtant sur ce qui a provoqué le drame initial, mais aussi en s’intéressant à certaines personnes qui ont vécu là et qui ont parfois été intéressées par un certain occultisme. Infidel mélange les idées autour du mysticisme et le fait plutôt bien, sans se perdre. Et ce en apportant plusieurs niveaux de lectures à un récit qui parle autant d’islamophobie que d’occultisme, dans une mise en scène passionnante où le dessinateur Aaron Campbell parvient à saisir l’horreur de créatures torturées, la violence de regards emplis de haine et plus généralement, une certaine tension où un monstre semble se cacher dans chaque ombre. Avec ses dessins, mais aussi l’écriture de Pornsak Pichetshote, ces créatures finissent par inspirer plus de tristesse que d’horreur, tant l’aspect tragique de l’histoire finit par prendre le dessus sur l’horreur.
Raconté avec finesse, Infidel parle d’islamophobie avec beaucoup d’intelligence, en mêlant l’horreur réelle à celle qui n’a sa place que dans des cauchemars, entre occultisme et religion, violence fantasmée et agression subie. Infidel est autant le récit d’une haine qui consume ses hôtes que celui d’un désir de vengeance irrationnel. Pas nécessairement original dans son approche, c’est-à-dire celle d’utiliser la haine comme excuse à l’horreur, le comics n’en reste pas moins osé et important, abordant une thématique, celle de l’islamophobie, frontalement et sans concession à une époque où nombre de personnes voudraient pourtant faire croire que le concept même d’islamophobie n’existe pas. C’est un comics aussi réussi narrativement, en tant que récit horrifique, que pertinent pour ce qu’il dit de notre génération et notre rapport à des formes de haine qui ont fini par devenir acceptables aux yeux de beaucoup.
- Infidel est disponible en librairie aux éditions Urban Comics.