Sorti en mai 2024, le jeu vidéo Indika du studio russe Odd-Meter s’est vite fait remarquer par son scénario inhabituel. Il est bien rare de se voir proposer d’incarner un·e religieux·se dans l’univers vidéoludique, d’autant plus dans une Russie orthodoxe. Pis encore : notre héroïne Indika est non seulement une jeune nonne, mais de plus elle est perturbée par une étrange voix intérieure qui serait celle du Diable. Voilà de quoi créer un jeu intriguant et déconcertant, par ce simple synopsis. Indika est une œuvre décalée et originale, empreinte de paradoxes à l’instar de son héroïne. Un voyage atypique que je vous invite à découvrir.
Cette critique a été écrite après l’envoi d’une clé numérique Xbox Series S par l’éditeur.
« Quand le Diable n’y peut rien, il délègue une femme »
Indika se situe dans une Russie alternative, vers la fin du XIXe siècle, peut-être dans les années 50. En effet, l’architecture des villages traversés dans le jeu n’est pas sans évoquer le brutalisme, mouvement artistique populaire des années 50 à 80, connu pour ses bâtiments très verticaux en béton. Un morceau d’opéra, Kachtcheï l’immortel du compositeur Nikolai Rimsky-Korsakov, peut être entendu dans le jeu : l’enregistrement réel date de 1948. Cet opéra a pour personnage principal un sorcier, un antagoniste négatif, qui a pour spécialité d’enlever les princesses et jeunes femmes, y compris dans le folklore russe. De quoi faire une référence à l’histoire de notre héroïne, on le verra plus tard.
Même si Indika se situe donc dans une Russie alternative, elle emprunte nombre d’éléments à la réalité et à la religion qui permettent de rendre le jeu proche de nous. C’est un aspect d’autant plus important qu’il permet aussi de rapprocher le·la joueur·se de thèmes peu communs et qui ne parlent pas forcément au grand public aujourd’hui, mais aussi de mieux comprendre le jeu et son impact, sa réflexion. F-de-Lo en aura en effet mieux parlé que moi dans son article, mais Indika a été créé par des développeurs exilés de la Russie après l’invasion en Ukraine, prenant ainsi un engagement risqué contre la guerre en cours. Indika cherche en effet à interpeller, à critiquer, à inciter à la réflexion : une prise de position qui aurait été vue d’un très mauvais œil au vu de la situation géopolitique actuelle.
Mais revenons au jeu. Indika est une toute jeune nonne – on peut supposer qu’elle a entre 15 et 20 ans. Si elle fait preuve d’assiduité et de bonne volonté dans ses devoirs religieux et dans la vie quotidienne du couvent, cela ne suffit point pour ses sœurs religieuses. Celles-ci la prennent en grippe et ne l’aiment tout simplement pas. Est-ce dû au fait qu’elle entende une mystérieuse voix, a priori maligne et démoniaque, dans sa tête, et qu’elle est parfois prise d’hallucinations absurdes, comme un petit homme sortant de la bouche d’une supérieure ? Ou est-ce dû au fait que la jeune fille a un esprit assez vif et critique, n’hésitant pas à poser des questions sur les dogmes et la logique religieuse ? Cette inimitié l’isole et la met à part des autres sœurs, la rendant sans cesse surveillée. Pourtant, c’est Indika qu’on envoie porter une lettre dans un monastère. Heureuse de pouvoir enfin sortir à l’extérieur, Indika va voir sa quête parsemée d’embûches. Non seulement elle va traverser des villages effondrés, affronter la neige et la glace, mais elle va surtout croiser la cruauté des hommes. Elle rencontre notamment un déserteur de l’armée, Ilya, qui va l’entraîner sur un autre chemin pour trouver le kudets, une relique sacrée.
Indika pourrait être un walking simulator, si l’on excepte les petites phases d’énigmes et les passages rétro en pixel art que le jeu nous offre. Nous en saurons en effet davantage sur le passé d’Indika et les raisons l’ayant menée au couvent, dans des flash-back rendant hommage aux jeux vidéo rétro, avec un pixel art très coloré et lumineux comportant des phases de plate-forme. Une manière d’illustrer à la fois les souvenirs passés d’Indika, mais aussi justement un passé plus heureux et plus gai que l’actuelle froideur de sa vie monastique, dans des paysages et bâtiments empruntant plus au gris, noir et blanc dans leurs couleurs.
Le jeu, produit sous Unreal Engine, propose un environnement réaliste, plutôt agréable dans l’ensemble, si on excepte quelques bugs d’affichage et parfois des crashs du jeu (sous Xbox Series). Le contraste est donc d’autant plus fort quand on passe aux souvenirs pixel art de notre héroïne. Le choix de la mise en scène est lui aussi singulier, avec des cadrages inattendus, donnant une perception distordue de l’action, parfois presque une forme de voyeurisme, comme si quelqu’un – à tout hasard, Dieu ou le Diable – épiait sans cesse Indika et la jugeait. Ce cadrage se révèle aussi torturé que l’esprit de son héroïne, toujours surveillée par ses sœurs au début du jeu. Mais c’est aussi une image préconçue du regard des autres sur Indika, quand les gens qu’elle croise ne voient en elle qu’une nonne, forcément prude et vertueuse, et non également comme une femme douée d’un esprit et d’une volonté propre, dotée d’un passé antérieur à sa vie monacale.
Le jeu n’oublie pas pour autant d’être un jeu. Il possède des collectibles – des reliques sacrées et des bougies à allumer, ici et là – qui, une fois trouvés, offrent à Indika des sortes de pièces jaunes représentant les points de sa foi. Cette foi elle-même progresse avec un arbre unique de « compétences », permettant de gagner des niveaux de « repentir, honte, péché, humilité » et donc de progresser dans sa foi. Malheureusement, certaines actions condamnables peuvent aussi lui faire perdre ses points. Et pourtant ! Le jeu nous avertit vite que collecter ces points ne sert à rien. Une vérité écrite dès le début, qui prend son sens à la fin du jeu, de manière très intelligente et en soulignant les messages du titre.
D’autres passages, hélas trop peu utilisés, se révèlent intéressants tant dans leur gameplay que dans leur symbolique. Certains endroits ne peuvent être franchis que en passant d’une réalité à l’autre, opposant le monde palpable et une autre vision, plus infernale. Indika est alors obligée de faire appel à la vision démoniaque de son possesseur, puis de prier pour revenir au monde réel, afin de se créer son propre chemin.
Sous le soleil d’Indika
Quand on a croisé quelques classiques mettant en scène des personnages religieux aux prises avec leur foi, on pense à la Religieuse de Denis Diderot, à Sous le soleil de Satan de George Bernanos, ou à Il n’est pire aveugle de John Boyne, en jouant à Indika. La jeune fille se confronte chaque jour à une voix intérieure, probablement diabolique, à un démon qui semble la posséder au point de lui créer des hallucinations et de lui faire questionner sa foi. Mais Indika a-t-elle vraiment besoin d’un démon pour remettre en cause la religion ? Au cours du jeu, elle admet ne pas comprendre pourquoi on peut boire de l’eau sacrée, et non cuisiner avec ; d’ailleurs, une autre nonne renversera l’eau qu’elle a si durement ramené du puits. Plus tard, elle s’interrogera sur si les animaux ont une âme, sur pourquoi Ilya, dont le bras est blessé, ne peut avoir de Dieu qu’un ralentissement de sa gangrène et non une guérison complète. C’est oublier que, loin de toute logique ou cohérence apparentes, la vie monastique et la religion demandent obéissance et croyance sans rébellion de certains dogmes, l’humilité et la pudeur ne pouvant être obtenues qu’à ce prix.
Indika n’est pas née nonne, contrairement à ce que les autres protagonistes peuvent penser, se préoccupant de ses réactions face à la vue du sang, ou à une proximité physique un peu intime. Elle a connu une enfance joyeuse, élevée par son père, qui tenait un magasin de vélos. La jeune fille en a tiré un certain goût pour la mécanique et le bricolage, et même la science, notamment la physique, étant capable de nommer certains effets lumineux stroboscopiques. Cela la rend plutôt indépendante et en tant que femme pour l’époque. Par ailleurs – mais c’est peut-être cette fois dû à un apprentissage au couvent – elle est capable d’administrer certains soins médicaux. Indika a d’ores et déjà un intellect et une expérience qui semblent la différencier de ses sœurs au couvent, et qui nourrissent ses interrogations sur les paradoxes de la religion.
Certaines des parties les plus passionnantes du jeu sont ainsi ses débats et dialogues avec le démon dont la voix retentit dans sa tête, et pour nous, joueurs·joueuses. Qu’est-ce que le bien et le mal ? A quel moment un crime est-il impardonnable et comment mesurer le niveau d’un péché par rapport à un autre ? Certains instincts humains sont-ils aussi vils et répréhensibles que ceux des animaux ? Pourquoi accorder un miracle à quelqu’un et pas à un autre ? Quelles actions permettent de gagner la place au paradis ou, au contraire, condamnent à l’enfer, au-delà de tout repentir ? Toutes ces questions surgissent, dans des dialogues écrits avec une certaine finesse, assez pour être philosophiques et sincères, et parfois sublimés par l’humour noir du démon, qui ne manque pas de démontrer l’absurdité de certains raisonnements. (D’ailleurs, il se moque aussi d’Indika quand nous la tuons accidentellemen.)
Le jeu nous invite ainsi à réfléchir, à nous questionner sur des aspects du monde, de l’être humain avant tout, mais aussi de la place de la religion, qui n’occupe plus forcément un rôle aussi important qu’avant dans notre société, dans nos traditions et nos manières de vivre modernes. Il est passionnant et singulier de voir un jeu se pencher sur ces thématiques, tout en abordant des sujets plus universels et pourtant reliés : le libre-arbitre, ce qui fait l’âme en nous, la différenciation du bien et du mal. Il aurait parfois fallu plus oser, dans ces thèmes, mais c’est déjà un excellent début dans le monde du jeu vidéo, qui a trop peu abordé la foi et la religion – contrairement à la littérature et au cinéma. En remettant en cause certaines situations extrêmes où la noirceur de l’âme humaine domine, Indika examine ce qui est juste ou injuste, alors que tout est normalement prévu par un Dieu omniscient. L’héroïne interroge sur le regard des autres, prompt à juger les péchés d’autrui, sur l’obéissance totale face à la religion, qui ne peut qu’entraîner soumission et force à fermer les yeux sur les intentions hypocrites des uns et des autres.
Respecter les règles de la religion n’aideront pas Indika à se faire davantage aimer des autres. Cumuler les actes de piété n’est pas un gage de paradis ni de justice divine. Qui pourrait blâmer notre héroïne pour certaines actions faites par désespoir ? « Dieu et Diable sont en toi » paraphrase le démon à l’intérieur d’Indika. Ce diable n’est qu’un murmure dans l’esprit de la jeune nonne, une voix sarcastique qui pour autant parle avec sincérité, une voix intérieure qui pousse Indika à voir au-delà du système de croyance et de la soumission chrétienne, pour qu’elle trouve son propre chemin. Peut-être n’est-ce après tout que sa propre volonté qui s’exprime tout au long du jeu, utilisant le prétexte d’un démon pour se faire enfin entendre. Une subtilité permise par l’excellent doublage de l’interprète du personnage, Isabella Inchbald.
Conclusion
Indika fait partie de ces jeux inhabituels qui créent la surprise à leur sortie. On n’y va certes pas pour le gameplay, assez simple entre les énigmes et le walking sim. Pourtant, les mécanismes du jeu sont efficaces et servent son propos du début à la fin, notamment pour (des)servir le discours du titre sur la foi et l’orthodoxie russe. Il fait preuve d’originalité à la fois par son histoire, sa narration, sa mise en scène étrange, sa manière de faire côtoyer les paysages mornes et solitaires d’une Russie enneigée et pauvre, avec une bande-son électro étonnante et des passages en pixel art charmants. Les développeurs ont mis beaucoup de leur expérience et de leurs réflexions dans ce premier jeu, quitte à mal se faire voir par leur pays natal : un véritable engagement. Indika est une expérience atypique, qui ne manquera pas de vous attirer si vous aimez les jeux qui sortent des sentiers battus sans faire de concession, quitte à ne pas plaire à tout le monde.
- Indika est disponible depuis le 2 mai 2024 sur PC, Playstation 5 et Xbox Series X|S.