Forspoken déchaîne les passions, de son annonce il y a deux ans jusqu’à sa sortie. Celui que l’on connaissait initialement sous le titre Project Athia incarnait la volonté pour Square Enix de jouer avec les codes de l’isekai dans un jeu d’aventure qui se voulait ambitieux. Mais depuis sa sortie le 24 janvier 2023, le titre développé par Luminous Productions (qui exploite le Luminous Engine de Final Fantasy XV) a généré de nombreuses critiques à son égard, ce qui m’intrigue d’autant plus : Forspoken est-il aussi scandaleux que le laissent suggérer des réseaux sociaux qui n’ont fait que de se moquer du jeu ?
Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire PlayStation 5 par son éditeur. Le jeu a été terminé en un peu moins de 14 heures.
Un cauchemar d’outre-monde
Il serait bon tout d’abord de définir l’isekai et ce que le jeu entend en faire. Isekai est un sous-genre de la fantasy Japonaise où le récit tourne essentiellement autour d’un personnage transporté (volontairement ou non) dans un autre monde. Un monde alternatif de fantasy, où le héros ou l’héroïne doit apprendre de nouveaux codes pour survivre, faisant face le plus souvent à une menace grandissante. Dans Forspoken l’isekai s’incarne par Frey, une jeune new-yorkaise vivant seule, sans parents, et qui en échappant à des personnes qui lui veulent du mal tombe par hasard sur un curieux bracelet qui s’agrippe à son bras, faisant apparaître un portail qui la transporte dans un autre monde, Athia. Ce monde de fantasy ressemble vite à un cauchemar : elle atterrit dans un château en ruine, puis se trouve vite poursuivie par un dragon. Cela fait beaucoup de choses à assimiler pour le personnage, alors qu’elle doit apprendre rapidement à combattre des animaux transformés en bêtes féroces et une population zombifiée, tandis que le bracelet se met à lui parler avec un certain dédain. Un bracelet magique donc, qui lui confère des pouvoirs afin d’avoir une chance de survivre. Et la narration joue largement sur le décalage entre la personnalité du bracelet, à la voix de vieux gars sarcastique et particulièrement antipathique, et celle de Frey, qui est relativement enjouée malgré les horreurs qui se présentent à elle. L’héroïne est interprétée par l’actrice Ella Balinska (Charlie’s Angels), lui prêtant à la fois ses traits et sa voix. Une interprétation très réussie pour une héroïne que l’on découvre vite attachante, plutôt bien écrite, dans un pur rôle d’héroïne d’isekai, c’est-à-dire décontenancée, mais aussi excitée à l’idée de découvrir qu’elle a des pouvoirs dans un monde alternatif qui ressemble, parfois, à un échappatoire des difficultés auxquelles elle fait face dans son propre monde. D’abord innocente, la narration prend ensuite une tournure plus dramatique à mesure que l’histoire se dévoile, racontant un monde où les « Tannta », les héroïnes et dirigeantes de ce monde matriarcal, semblent être devenues les pires ennemies du peuple. Celles qui le défendaient autrefois sont aujourd’hui des guerrières sanguinaires, qui tiennent un peuple oppressé par une « brume » qui envahit les terres, tue et zombifie, et oblige les citoyen·nes à se cloîtrer dans une ville entourée de remparts sans jamais pouvoir en sortir.
Une approche qui se révèle assez intéressante, notamment dans la deuxième partie du jeu, où les enjeux dramatiques autour du destin des Tannta prennent une tournure bien plus mature et touchante que le jeu ne le suggère initialement. C’est d’ailleurs peut-être la plus grande faute narrative du jeu : pour en voir quelque chose d’intéressant, il faut subir quelques cinq ou six heures (soit pratiquement la moitié du jeu) de worldbuilding hasardeux, peu convaincant, où l’héroïne semble risquer sa vie sans trop savoir pourquoi, si ce n’est la volonté de rentrer chez elle en suivant les ordres d’un bracelet qu’elle décide de suivre aveuglément. C’est aussi une première moitié de jeu où les personnages secondaires sont au mieux dispensables, assez mal racontés, avant qu’un tournant s’opère dans l’histoire à mi-chemin où tout commence à prendre corps, avec une profondeur bienvenue pour l’histoire mais également pour certains personnages secondaires. Pourtant je n’ai pas lâché la manette, bien décidé à en voir le bout, et pas seulement parce qu’il fallait que j’écrive cette critique au bout du compte. Si j’ai persévéré, c’est surtout parce que Ella Balinska donne beaucoup de cœur à son héroïne, tenant le jeu à bout de bras dans sa partie la plus pénible, car elle incarne avec sérieux un personnage ambigu, Frey étant partagée entre son besoin d’évasion et la volonté de retrouver son monde où, elle le sait, personne ne l’attend vraiment (à part son chat). Et ce qui a attiré l’ire de nombreux clampins sur les réseaux sociaux, c’est sa manière d’être et de parler : grossière, familière, Frey est pourtant témoin de son époque, convaincante et authentique, c’est une jeune new-yorkaise qui parle comme n’importe quelle autre personne qui aurait été à sa place. Le décalage avec le monde de fantasy dans lequel elle évolue est naturelle et nécessaire pour faire fonctionner l’isekai, et cela rend encore plus sympathique quelques dialogues où ce décalage est mis en avant (comme sa relation avec Auden, principal personnage secondaire qui l’accompagne).
Le monde d’Athia offre même de très belles idées, avec plusieurs personnages féminins intéressants qui composent ce monde matriarcal, mais l’écriture peine à trouver son rythme. S’il y a bien un tournant sur la deuxième moitié du jeu, cette partie n’est pas parfaite non plus, et souffre quand même d’un gros problème narratif. Le jeu peine ainsi à trouver la juste mesure entre l’urgence de la quête qui se pose à Frey, face à un monde en perdition, et l’irrépressible besoin des jeux en monde ouvert de notre époque qui n’imaginent pas exister sans une multitude de points d’intérêts et de quêtes secondaires mal racontées pour gonfler un contenu qui n’en a pas franchement besoin. L’histore peine donc à accrocher, car elle est parasitée par de nombreux à-côtés peu intéressants (et pourtant quasi-obligatoires pour obtenir de l’équipement et plus d’expérience afin de gagner en puissance), et ce malgré un monde sous-exploité, qui ne ressemble qu’à une coquille vide. Si le déplacement sur la map est agréable grâce à la fonction de « parkour magique » qui permet à Frey de se mouvoir à peu près partout sans grande difficulté et avec rapidité, l’exploration n’est jamais rémunératrice car tout se ressemble. Tout est identique, qu’il s’agisse de bouts de villages abandonnés et détruits ou de « labyrinthes scellés » qui permettent d’obtenir de l’équipement puissant en affrontant quelques ennemis et un boss, le jeu peine à se renouveler. Pire encore, c’est ses différentes zones qui ont du mal à nous emporter, avec quelques différences visuelles assez mineures où l’on n’a jamais vraiment envie de se balader. Et c’est d’autant plus dommage que c’est ce qui pourrait pousser certaines personnes à abandonner le jeu trop vite, alors que la dimension tragique de son histoire dans sa deuxième moitié est plutôt bien amenée et racontée, avec quelques cinématiques et dialogues bien interprétés. D’autant plus que la bande originale de Bear McCreary et Garry Schyman laisse entendre quelques uns de ses plus beaux thèmes sur le dernier tiers du jeu.
L’exploration d’une coquille vide
Avec tous ses décors qui se ressemblent un peu, le monde de dark fantasy de Forspoken peine à trouver son identité et ressemble souvent à une zone un peu ratée de Final Fantasy XV, auquel il emprunte le moteur graphique. La faute à de grandes étendues de vides, de bâtiments qui se répètent, de « refuges » tous absolument identiques (ces refuges sont des bâtiments qui permettent de se reposer pour récupérer de la vie et crafter quelques éléments). S’il y a beaucoup de choses à faire sur la carte, qu’il s’agisse de récupérer de l’équipement, d’affronter des mini-boss ou de récupérer des chats magiques qui nous tiennent compagnie dans les refuges, tout semble un peu artificiel, comme si le jeu n’arrivait jamais vraiment à donner vie à son monde. Certes, tout le monde est mort et les animaux sauvages sont zombifiés, mais cela ne justifie pas non plus d’offrir un monde aussi pénible à arpenter. Heureusement comme je le disais plus tôt, les déplacements sont agréables grâce au « parkour magique » qui s’active en appuyant simplement sur la touche rond de la manette (ou l’équivalent si vous jouez sur PC), une fonction qui utilise de l’endurance et qui permet à Frey de se mouvoir en courant plus vite, mais aussi en sautant automatiquement par-dessus la plupart des obstacles ou en grimpant aux murs. Si ce mode de déplacement est relativement limité dans un premier temps, il s’étoffe de nouvelles fonctions (grimper plus haut, augmenter l’endurance, se mouvoir sur l’eau…) à mesure que l’on avance dans l’histoire principale, jusqu’à devenir absolument excellent. C’est certainement l’une des plus grandes réussites du gameplay de Forspoken, qui a trouvé là quelque chose de très convaincant pour arpenter son monde. On se met presque à rêver d’un futur jeu qui exploiterait ce même mode de déplacement, mais cette fois-ci, dans un monde qui nous donne envie d’explorer.
Un bon point également pour son bestiaire, si les ennemis de base sont assez rébarbatifs et peu inspirés (des zombies, des zombies en armure, des animaux vaguement modifiés pour paraître plus féroces…), c’est ses boss et mini-boss qui offrent de bien belles choses, avec une forte inspiration visuelle du côté de Bloodborne ou encore de Elden Ring, tant par leur démesure que leurs caractéristiques visuelles. C’est en effet l’allure effrayante de ces boss et la fluidité de leurs animations qui sont du plus bel effet à l’écran, et qui rendent les combats très appréciables et fortement attendus pour sortir du petit train-train de l’exploration et des combats contre des ennemis peu passionnants. Ces monstres, qui peuvent offrir parfois un sacré challenge (mais le jeu propose suffisamment de modes de difficultés différents pour s’en sortir selon nos compétences), poussent parfois Frey dans ses derniers retranchement alors que l’esquive, qui s’utilise en activant le mode parkour avec rond, est conditionnée à une endurance qui descend vite selon le mode de difficulté. Heureusement, cela n’a pas d’impact sur la fluidité des combats puisque l’on apprend vite à gérer à la fois l’esquive, et la bonne distance à mettre entre Frey et les ennemis, alors que ses pouvoirs magiques sont essentiellement des attaques à distance (sauf quelques pouvoirs débloqués plus tard). C’est d’ailleurs un peu désarçonnant, car dans un premier temps, les combats se font uniquement à distance alors que les ennemis ont tendance à nous courir dessus, obligeant à utiliser l’espace et à se déplacer constamment pour ne pas prendre trop de mandales.
La bonne idée de mise en scène : sa magie
Les pouvoirs de Frey passent en effet essentiellement par des sorts à distance, avec lesquels elle harcèle les ennemis en utilisant divers propriétés (la terre uniquement au début du jeu) pour profiter des vulnérabilités. Au début, seul un coup spécial qui sert de « finisher » que l’on peut déclencher quand un ennemi est à terre se fait au corps à corps. Puis, en avançant dans le jeu, d’autres sorts permettent de taper dans le lard, à l’image des pouvoirs de feu qui font sacrément plaisir quand l’on peut enfin se mettre à taper à coup d’épée magique et de poings enflammés, je ne vous le cache pas. La seule limite à tous ces pouvoirs c’est le temps de recharge de certains sorts, mais il n’y a pas de mana, ce qui fait sens dans un récit où la magique émane directement du bracelet de Frey, et n’est pas conditionné au rechargement d’un quelconque point de mana (de toute manière, il n’existe aucune attaque sans magie). À cela s’ajoute un équipement assez limité : des capes, colliers et des vernis équipés qui confèrent des bonus divers aux différentes propriétés magiques. Et c’est aussi et surtout visuellement que la magie apporte une vraie fraicheur sur la mise en scène : les effets de particules sont nombreux, ça éclate à l’écran, c’est un plaisir visuel quitte parfois à perdre en lisibilité. Mais cela permet au jeu d’offrir quelques combats qui sont impressionnants, avec des éléments qui s’entrechoquent et une magie qui devient actrice principale des chorégraphies. Cela rattrape en partie les errements techniques du jeu, car si la mise en scène des cinématiques a (très occasionnellement) de bonnes idées et les visages des protagonistes sont plutôt bien modélisés, le reste à l’écran est baveux. Les textures sont d’un autre temps, la distance d’affichage est ridicule et le jeu souffre même de quelques baisses de framerate dans son mode « performance ». Techniquement, Forspoken n’est pas à la hauteur,
Forspoken est-il alors, réellement, le jeu à éviter de ce début d’année ? Pas vraiment. Pas du tout même. Il est toutefois vrai qu’il n’est pas à la hauteur des annonces. Celui qui ressemblait presque à une démo technique lors de sa première annonce est en réalité très faible sur ce point, tandis que les espoirs que l’on avait pour son histoire de type isekai trouve ses limites dans un récit qui peine à se lancer. Il n’est pas plus difficile non plus d’admettre que son monde est trop vide pour donner envie de l’explorer. Mais pourtant, Forspoken a quelque chose d’attirant et d’attachant grâce à son héroïne, qui est super, et qui donne envie de continuer le jeu en sa compagnie avec l’espoir que les choses s’améliorent. Et on finit par être récompensé pour ça, avec une histoire qui trouve enfin son intérêt quand le monde d’Athia accepte enfin de dévoiler ses forces et faiblesses, un passé tortueux qui amène peu à peu vers un grand final plutôt réussi. Je suis sorti de Forspoken après quatorze heures de jeu en me disant qu’il y avait quelque chose d’assez injuste dans la manière dont le titre a été reçu, les critiques à son égard mais aussi contre une Ella Balinska qui est la vraie bonne surprise du jeu, comme s’il fallait absolument que le jeu soit désigné comme un échec et une erreur. Mais paradoxalement, je comprends aussi la déception, car le titre n’est pas à la hauteur des attentes, encore plus pour des personnes qui ont souvent d’autres choses à faire que de persévérer plusieurs heures dans un jeu avant qu’il offre enfin quelque chose d’intéressant. On ne peut toutefois pas lui reprocher son cœur, et la bonne volonté que le jeu met à quelques moments clés de sa narration.
- Forspoken est disponible sur PlayStation 5 et PC depuis le 24 janvier 2023.