En 1999 sortait le film Le projet Blair Witch, le film d’horreur qui popularisera le genre « found footage », et qui inspirera notamment par la suite la série des [REC], Cloverfield et autres Paranormal Activity, avec plus ou moins de succès. L’histoire est simple : trois étudiants en cinéma partent enquêter en forêt sur la sorcière de Blair. Jour après jour, ils relèvent des événements étranges dans la forêt, comme l’apparition de figurines en bois, de tas de pierre autour de leur tente… Errant dans la forêt, tournant en rond et perdant la notion du temps – ainsi que la raison – ils finissent par trouver la maison de la sorcière et y entrer. Mais aucun d’entre eux n’en sortira. Leur aventure n’est connue que grâce aux vidéos des caméras utilisées pendant leur enquête.
Le projet Blair Witch, à l’époque, fut aussi caractérisé par la méthode de marketing employée : des rumeurs furent diffusées sur Internet pour faire croire à la véritable disparition des trois étudiants du film. Eux-mêmes ne furent que très peu dirigés lors du tournage, laissés libres d’improviser avec un axe de scénario global et sans grand contact avec l’équipe de réalisation. C’est pourquoi le style du film est aussi documentaire et qu’au final, toute la tension du film tient sur la suggestion, sur le fait qu’il se passe quelque chose d’inconnu, qu’on ne voit pas réellement et qui n’est peut-être que la folie de ces étudiants perdus en forêt. Une interprétation laissée libre à l’imagination du spectateur, qu’il soit effrayé ou pas à la sortie du film (et de ses suites).
Une collaboration entre Lionsgate et Bloober Team
Blair Witch a déjà été adapté en jeu vidéo avec une trilogie sortie sur PC en 2000 et 2001, avec des critiques plutôt mitigées. C’est pour le 20e anniversaire du film, en 2019, que le studio de production polonais Bloober Team est contacté par l’entreprise Lionsgate, qui possède les droits du film Blair Witch, pour en faire un nouveau jeu vidéo. Bloober Team a en effet déjà à son actif Layers of Fear et Observer, qui ont renouvelé le genre de l’horreur psychologique avec succès.
Entre les deux studios commencent alors plusieurs discussions pour savoir de quoi sera composé ce jeu et comment l’intégrer à l’univers déjà existant de Blair Witch. Cette collaboration permet ainsi de valider les idées de Bloober Team tout en s’inspirant des films, afin de garder intactes la mythologie et la cohérence de l’univers. C’est une nouvelle expérience pour le studio polonais qui avait créé des univers originaux jusque-là, mais cela lui permet de construire sa propre histoire et de garder ce qui fait la patte du studio : l’horreur psychologique plutôt que le survival horror. Cela tombe bien, car au final même Le Projet Blair Witch repose davantage sur la tension et l’imagination que sur une horreur montrée, une chose que le jeu a véritablement comprise.
Promenons-nous dans les bois
Blair Witch commence ainsi deux ans après les événements du film, en 1996. Un ancien policier, Ellis, se joint à une patrouille pour essayer de retrouver Peter, un petit garçon qui s’est perdu dans la forêt de Black Hills. Heureusement, Ellis n’est pas seul : il est accompagné de Bullet, un berger allemand qui sera son plus précieux allié au sein de la forêt. Car notre héros n’est armé que d’une lampe torche, de son téléphone, d’un talkie-walkie et ensuite d’une caméra. Bullet sera donc d’une grande aide pour retrouver son chemin, mais aussi rester aux aguets des choses étranges qui parcourent la forêt.
Tout comme dans le film d’origine, c’est avant tout la forêt de Black Hills qui est au centre du jeu. Présentée sous un premier jour lumineux, bien qu’immense, elle ne semble pas faire tellement peur… mais ça, c’est avant que les choses ne commencent à dégénérer. Plus le temps passe dans la forêt, plus ses arbres sont plongés dans la pénombre puis l’obscurité. Le faisceau de la lampe-torche paraît bien ridicule en permettant d’éclairer à seulement un mètre devant, faisant gagner en oppression et noirceur à ces bois aux branches torturées. La forêt de Black Hills paraît terriblement vivante, dans ses entrelacs noueux, ses chemins qui se ressemblent tous et où on tourne en rond, avec ses craquements sinistres et ses bruits inexpliqués, diablement saisissants grâce à la technologie audio binaural. Et si par hasard on croise des endroits plus éclairés – une scierie, un ancien pont, un bunker, tous délabrés – c’est pour mieux continuer sur des chemins engloutis par la noirceur qui donnent envie de tout, sauf d’avancer.
Une atmosphère en harmonie avec le film d’origine
La forêt de Black Hills donne très vite l’impression d’être perdu, d’autant que nous voyons tout à travers les yeux d’Ellis. Mais l’errance n’est que l’un des premiers dangers de cette forêt maudite par la présence d’une sorcière, et Bloober Team l’a bien compris. Le jeu intègre fidèlement ici et là des éléments connus qui font monter la pression : la présence de figurines en bois de plus en plus torturées, de silhouettes formées de brindilles caractéristiques, des polaroids de personnes disparues tournant le dos à l’objectif dans un recoin sombre… Sans oublier les cassettes vidéos ! Faire un jeu avec la méthode du found footage aurait davantage éloigné le joueur d’Ellis, par rapport à une vision à la première personne. Mais ces cassettes sont utilisées pour voir des événements passés, ou permettre de stopper l’image à un instant précis, et effectuer ainsi un changement dans l’environnement présent.
Non content d’être perdu, notre protagoniste doit se débattre avec une vision de plus en plus conflictuelle de la réalité. A l’instar des personnages du film, il est victime de sauts temporels ou d’obscurité inexpliquée à 10h du matin, créant une véritable angoisse dans une forêt où le temps n’a plus aucune logique. Plus il s’y enfonce, plus lui reviennent également des souvenirs de conflits avec sa femme et d’une guerre à laquelle il a participé. Car Ellis souffre de syndromes post-traumatiques qui lui joueront des tours, même si Bullet est là pour le ramener à la réalité. Et heureusement que Bullet est là ! Au moyen d’interactions avec lui, il est utile tant dans le gameplay pour avancer, que pour permettre au joueur de trouver un peu de réconfort dans une forêt aussi lugubre. Inutile de dire qu’on s’attache bien vite à ce chien, et que notre façon de le traiter aura une influence sur le jeu.
« Certaines forces sont simplement trop fortes pour qu’on les défie. Nous sommes comme des oiseaux pris dans des barbelés : plus nous nous débattons, plus le métal s’enfonce. »
La tension psychologique comme fil conducteur
Le jeu met indiscutablement mal à l’aise pendant de nombreuses séquences, misant tout sur la direction artistique de la forêt obscure, interminable, où la nature elle-même devient menaçante et oppressante. Certains monstres ne sont visibles qu’à travers la caméra, tout comme certains messages ou indices dans le décor. Quelques passages donnent un sentiment de claustrophobie, dans un tunnel où l’on entend la sorcière doucement murmurer à nos oreilles. Les sauts temporels ou la réalité transformée par le stress post-traumatique d’Ellis, contribuent à nous perdre en même temps que le personnage devient instable (et même peu sympathique). Des chemins sans fin nous obligent à avancer en boucle, dans l’angoisse de nous faire perdre Bullet. Certes, il y a des jumpscares, mais pas de gore, pas d’horreur frontale. Tout repose bien plus sur les frissons de la forêt ambiante, sur les jeux dans l’ombre éclairée par un seul rayon de lumière, sur les dédales, sur la musique lancinante et lourde d’Arkadiusz Reikowski et le silence, sur l’inexpliqué et ce qu’on aperçoit du coin de l’oeil.
Car oui, on ne sait pas exactement ce qu’il se passe, on assemble le puzzle petit à petit, et c’est toute la force de cette tension. Le personnage est vulnérable, parfois condamné à suivre les instructions d’un ennemi psychopathe en cours du jeu s’il veut s’en sortir. Et puis, peut-être que tout est dans notre tête, comme lorsqu’on regardait la lente dégringolade vers la terreur des trois étudiants du premier film. Bloober Team joue sur son domaine de prédilection : l’horreur psychologique, le sentiment de l’inconnu et de l’insécurité, sur certaines actions que nous faisons sans savoir si elles sont justes, sur la façon dont la psychologie du personnage est malmenée par l’univers dans lequel il évolue – et par conséquent, notre compréhension en tant que joueur. Après tout, qu’Ellis soit victime de syndrome post-traumatique ne fait-il pas de lui une excellente victime pour la paranoïa et la terreur véhiculées par l’ombre latente, jamais aperçue, de la sorcière de Blair ? Serait-il même venu dans cette forêt sans ça, dans l’espoir de se racheter après une vie personnelle qui part à la dérive ?
Comme dans chaque film Blair Witch, l’acte final est bien entendu la maison de la sorcière, fidèle au détail près. Véritable climax du jeu, on n’a aucune envie d’y entrer, en la voyant au loin, illuminée par des éclairs. Et ce qu’on y vit n’est rien par rapport aux heures précédentes. Un train fantôme aux allures infernales, qui démontre tout le savoir-faire de Bloober Team, en jouant sur la désorientation des sens, les lumières, les changements de décors impromptus quand on détourne le regard, les décors en boucle et identiques à quelques subtilités près, les fantômes, les murmures et cris, la folie naissante d’un personnage qui ne sait plus distinguer la réalité de l’illusion… Tout y est effrayant, hanté par la puissance de la sorcière qui demeure invisible, mais bel et bien là, vous entourant de façon de plus en plus spectrale et malsaine. Êtes-vous bien sûr de réussir à en sortir vivant et entier, là où d’autres ont toujours échoué ?
Bien qu’il ne soit pas parfait graphiquement et techniquement, avec quelques longueurs, le jeu vidéo Blair Witch se distingue à la fois par l’hommage qu’il propose à l’esprit du film, et par la façon dont Bloober Team s’est saisi du matériau d’origine pour créer une histoire originale, aussi psychologique qu’angoissante. Il est même bien possible de ne saisir toutes les subtilités de l’histoire qu’après avoir expérimenté les deux fins du jeu, flirtant à merveille entre fantastique et psychologie. Le jeu est plus profond qu’il n’y paraît et propose une immersion telle qu’il met rapidement la boule au ventre, par une ambiance sonore maîtrisée, une atmosphère étouffante à souhait, des subtilités qu’on découvre après coup, au point de ne pas vous donner envie de retourner en forêt ou de faire de l’urbex tout de suite… Et il va de soi que c’est un jeu parfait pour Halloween.